NETRAS – chapitre 1

L’anniversaire

— Passe une bonne journée, Flavien.

— Merci. Vous aussi, Programmatrice Lopi.

Netra 5623-14 répond à mon sourire en franchissant la porte de mon bureau. Le symbole mauve tatoué sur sa joue qui le distingue du reste de la population se plisse entre ses rides. Il va passer sa jour­née comme renfort à la plonge dans un restaurant du vingt-sixième étage de la tour quarante-quatre de notre coupole, Andromède. Je m’étire et mon programme d’assistante personnelle m’interpelle :

— Wax, il ne reste plus que 5623-11 à préparer pour la journée.

— Parfait, Emma ! Lance le programme de désinfection du box de quatorze. Mission du jour pour onze ?

— Agent de rangement, hôtel Palace Sud, tour 28, étage 29. L’employeur précise qu’il s’agit de manipulations de tableaux, mise en stockage ou pose en exposition, qui devront être soignées. Il doit être prêt pour neuf heures.

Quand je termine de me laver les mains, le voyant du logo Transit du douzième et dernier box occupé s’illumine. Quelques secondes plus tard, le gaz inducteur de sommeil se dissipe et la contre-gravité du bloc se désactive pour placer le Netra sur la table d’auscultation. Emma libère onze, contrôle son déplacement jusqu’à mon siège et mon plateau d’accessoires stériles, et l’immobilise à côté de moi.

Aux alentours de la trentaine, il a les cheveux châtain clair où des mèches blondes naturelles apparaissent lorsque les Nettoyeurs les laissent pousser. Un nez qui a dû être cassé dans son autre vie, les lèvres pleines et toujours souriantes, onze est un de mes petits préférés, même si je ne devrais absolument pas en avoir.

Avec mon boîtier de régulation, je scanne le symbole mauve sur sa joue et valide la procédure de réveil. Une fois la synchronisation avec son système de contrôle interne terminée, le boîtier affiche : « 5623-11, autorisation de réveil effective. » Le Netra ouvre ses yeux dorés et je murmure :

— Bonjour, onze.

— Bonjour, Programmatrice Lopi.

— Prends ton temps pour te réveiller. Tu te sens bien ?

— Oui, Programmatrice.

L’écran du boîtier se teinte du fond orange typique de l’Agence Gouvernementale de Réhabilitation des Criminels Condamnés à Perpétuité – plus simplement l’AGRCCP – où je travaille. Ses ni­veaux d’équilibre émotionnel apparaissent, tous au vert.

Une fois la stabilité de son programme de base vérifié, j’inspecte rapidement le corps du Netra et teste ses réflexes. Pas de coupures ou de bleus, les muscles détendus et non douloureux, onze est en pleine forme et s’assoit face à moi.

— Vous semblez joyeuse, Programmatrice.

— Oui. Toute l’équipe se porte à merveille et je dois retravailler ton programme journalier pour terminer. Ta mission demande un ajustement. Emma, affiche-moi le programme 11-Alex.

— Votre enthousiasme me donne envie de sourire, Programmatrice.

— Alors souris, onze ! Où en sont tes fonctions vitales ?

— Ma vessie est pleine.

Je l’envoie aux toilettes en énonçant bien toutes les étapes à suivre. Les Netras en bases ressentent les besoins primaires mais y restent indifférents. Il faut leur dire quoi faire, pour tout.

Sans programme de personnalité, ce sont des personnes extrême­ment vulnérables desquelles il faut prendre grand soin. Leur condamnation à perpétuité les a menés à subir l’Opération Netra, soit par volontariat, soit par tirage au sort au sein du milieu de détention où ils se trouvaient, généralement la tristement célèbre coupole prison d’Hydre. Cette Opération efface toute trace de leurs souvenirs ou de leur personnalité antérieure ainsi que tout pouvoir de prise de décisions ou d’apprentissage. Chaque jour qu’ils vivent en tant que Netras, ils endossent une nouvelle personnalité pour rendre service aux communautés des coupoles. Ils peuvent aussi bien intervenir dans les services communs qu’individuels.

Je passe une petite demi-heure à préparer le programme journalier. Une fois activé, 5623-11 m’adresse un regard étrange.

— Lors de ma dernière mission Alex, l’employeur s’est montré curieux. Il a posé beaucoup de questions sur vous. Il voulait savoir à quoi vous ressemblez, si vous êtes célibataire, où vous vivez et aussi… Si je vous trouve belle.

Je me retiens de pestiférer contre le loueur. Si les Netras n’ont pas accès aux souvenirs de leurs missions en bases, ils les retrouvent une fois leur personnalité réinstallée, via leur puce mémoire. Du moins, tant qu’on ne les efface pas.

Ce n’est pas la première fois qu’un employeur tente d’avoir des renseignements sur ma vie privée, mais celui-là a fait fort ! Il aurait pu faire surcompenser onze en insistant autant !

— Tu ne t’es pas senti déstabilisé par ses questions ?

— Un peu, par la dernière. Je ne savais pas si je pouvais lui dire ou non mon impression de vous. Pouvant être vue comme une informa­tion indirecte sur votre apparence, je l’ai classée sous le protocole de protection de la vie personnelle avec les autres. Ai-je bien fait ?

— Oui ! Cette personne n’aurait pas dû te faire subir un tel interrogatoire, Alex. Emma va envoyer un rappel à l’ordre à cette personne.

— Le nettoyeur s’en est déjà chargé, Programmatrice. Je l’ai signalé en rentrant. Je voulais avoir votre opinion sur ma décision de classement de l’information pour être sûr de bien gérer ce genre de situation à l’avenir.

— La vie privée des Programmateurs ne regarde pas les employeurs, leur apparence non plus. Tu as très bien fait, Alex. Je suis fière de toi.

Le visage de onze s’éclaire et je le laisse partir, confiante. Emma m’informe d’un nouveau type de profil à travailler pour la semaine suivante et je m’y attelle. D’ici peu, j’aurai moins de temps pour répondre à ce genre de demandes. Mon anniversaire me permettra de me voir confier une équipe complète de vingt-quatre Netras. Encore plus de prog en perspective ! J’ai hâte.

Je termine ma journée avant midi et m’arrête à la machine à ca­fé dans le grand hall lumineux. Derrière moi, deux Programma­teurs – dont un semble à peine plus âgé que moi – discutent :

— Une articulation Sigma/ré/Otéra ne convient pas mieux ?

— J’utilise toujours Zar/vé/Ujis dans ce genre de configuration. C’est une valeur sûre, tu es certain de ne pas créer un court-circuit. Parce que là, de tête, avec Oniri en deuxième position sur la ligne, tu risques de dépasser le 100%.

Mon café coule et ils continuent de débattre, évoquant les lignes de codes à articuler. Le plus ancien pousse le plus jeune à utiliser l’articulation la moins efficace pour « assurer le coup ». Enfin, je saisis mon gobelet et vais pour m’en aller, m’arrête et me retourne :

— Pardonnez-moi, mais dans votre cas de figure, c’est Sigma/té/Otéra qui conviendra le mieux, pas ré. Vous approcherez des 96% de validité d’articulation.

Le jeune arrondit les yeux avec un air abasourdi. Le plus vieux grogne et scanne son tatouage Transit pour payer son café en m’ignorant. Mal à l’aise d’être intervenue dans leur conversation, je tourne les talons et m’empresse de faire adhérer mes audio-conducteurs sur mes lobes. J’ai dû les déranger.

Sur le chemin jusqu’à la station Temple, je sors discrètement mon antique smartphone et fais défiler les musiques libres du réseau pour m’occuper. Comme à l’accoutumée, il faut patienter pour monter dans un des ascenseurs gratuits. Je me place dans la file de droite qui donne accès au plus petit des cinq.

Le fait d’avoir moins de monde réduit souvent le nombre d’arrêts sur le trajet. Et quand on doit descendre du quatorzième jusqu’au troisième, un arrêt de gagné est toujours bon à prendre. Une fois sélectionnée ma musique, je fourre mes mains dans mes poches et entre dans l’ascenseur.

***

 Il n’y a pas beaucoup de monde dans le magasin. La fréquentation du lieu est toujours plus calme le jeudi soir. J’ai dû me forcer à lâcher l’animatronic chien que j’étais en train de réparer pour venir. Sur le chemin, j’ai terminé de corriger les bugs du programme mécateck mentalement. Je n’aurai plus qu’à le rédiger en rentrant.

Faire les courses pour supplémenter le panier hebdomadaire com­mun est la seule mission que me confient mes parents dans la semaine. J’y coupe rarement, étant la plus disponible en journée. Mon père, Justin, travaille au centre de tri des déchets du deuxième. Ma mère, Edith, est employée dans un restaurant ouvrier de l’étage du dessus.

Au troisième de la tour 14 – au ras du sol de la coupole pour ainsi dire – nous ne gaspillons pas les coupons. Mes parents mettent mon salaire de côté tous les mois sur un compte depuis que j’ai commencé à travailler sans jamais me demander d’y toucher, estimant que je n’avais pas à subvenir aux besoins de la famille tant que je suis mineur. Cela aussi va bientôt changer et je pourrais sans doute me permettre d’être moins regardante sur les dépenses, après mon anniversaire.

En attendant, je me déplace directement au magasin pour choisir mes produits plutôt que de demander un envoi par un drone à domi­cile, service payant. Et puis j’aime bien l’odeur de la nourriture que me demande de prendre ma mère, surtout celle des fruits et légumes qui sentent encore meilleur quand elle les cuisine. Les barres nutri­tives similaires à celles du panier de première nécessité coûtent moins cher, certes, mais c’est aussi bien moins agréable à manger.

La gérante qui s’occupe des encaissements me connaît autant qu’on peut connaître une cliente régulière. Elle m’adresse toujours un grand sourire et un accueil chaleureux. En sortant du magasin, un drone de sécurité passe au-dessus de ma tête. Plus loin, un agent vérifie une identité. Ça ne m’arrive jamais de me faire contrôler. Même pour eux, je passe inaperçue.

Je décide de rentrer à pied, flâne un peu devant la vitrine de la boutique spécialisée mécateck de l’étage. Un frisson me parcourt l’échine en apercevant le dernier modèle de drone de course. J’ai arrêté la pluricompet’ pour me consacrer à la prog Netra, mais j’ai gardé ce lien avec la mécateck grâce à l’association de réparation de jouets à laquelle nous adhérons, avec mon père.

Le vrombissement d’un nouveau drone de surveillance me tire de ma rêverie. Arrivée chez moi, je range les courses avant de m’atteler à la réparation de l’animatronic. Mon père rentre, se réjouit du travail que je termine tout juste avant de poser un drone en piteux état sur la table. Il sourit en me voyant prendre l’engin abîmé avec délicatesse.

— Je suis passé à l’association avant de rentrer. Je pensais bien que ce chien ne t’occuperait pas longtemps.

— Ce drone a dû se prendre un mur de plein fouet pour être dans cet état ! Ça coûterait sans doute moins cher d’en racheter un neuf pour celui qui l’a fracassé.

— Le système de navigation n’a pas été endommagé malgré le choc et c’est un des derniers sortis. S’il est irrécupérable, je ferai remonter l’info. Mais j’ai dans l’idée qu’avec tout ce qui traîne dans ta chambre, tu trouveras de quoi le remettre en état, vu le budget conséquent alloué à la réparation. Ça te fait un petit défi à relever !

— Justin Lopi, tu me connais comme si tu m’avais faite !

Mon père éclate de rire face à mon sourire. Sa bienveillance se diffuse tout autour de lui lorsqu’il passe sa main dans mes cheveux. Je lâche rapidement le chien-tronic et vais chercher ma trousse à instruments pour démonter l’engin de course.

***

Mon reflet ne me convient pas. La coiffeuse s’est occupée de relever mes cheveux dans un chignon artistique qui laisse échapper çà et là quelques mèches brunes ondulées. Ensuite, elle s’est attaquée au maquillage de ma bouche, la rendant trop rouge, trop foncée. Mes cils sont épaissis par un mascara noir, épais et collant. Mes paupières ont été fardées d’or. Le tout fait ressortir mes iris verts. Beaucoup trop voyant.

La professionnelle brandit une nouvelle mine noire. J’ai un mouvement de recul et interpose ma main entre mon visage et son crayon. Par pitié, il faut qu’elle arrête de me peinturlurer !

— Tu as de si beaux yeux, Wax. Il faut les mettre en valeur !

— C’est très joli comme ça… Je crois que c’est bon.

Je souris à son reflet en espérant ne pas la froisser. Elle fait un peu la moue, range son attirail et s’en va. Ouf !

 J’observe une dernière fois l’image étrange que me renvoie mon miroir à projection. Il n’a pas sa place sur le bureau de ma chambre envahie de pièce de robotronics. J’ai une envie folle de me débarbouiller la face et de retirer les épingles qui me martyrisent le crâne. Voilà un objet qui aurait pu être oublié de l’autre côté du verre CARP qui nous protège de la pollution toxique et des autres dangers mortels de la troposphère terrestre depuis bientôt deux siècles.

C’est incompréhensible. Pour permettre aux humains de survivre, soixante-seize coupoles à atmosphère contrôlée et air filtré ont été construites à travers le monde. La consommation des espèces animales et végétales y est strictement contrôlée et nous y sommes protégés des maladies, du dérèglement climatique et autres radiations qui ont ravagé notre ancien monde. Au milieu de toute cette technologie, personne n’a trouvé une alternative aux épingles à cheveux ?

Pourtant, il faut tenir bon. Fêter mes dix-sept ans est un évènement. J’ai eu une autorisation spéciale du conseil gouvernemental d’Andromède pour passer dans l’âge adulte avec quatre ans d’avance. Mon émancipation est le sujet de l’interview pour laquelle je me prépare, d’où l’intervention de la coiffeuse.

J’ai accepté d’y participer, car sous la coupole, un article dans le Journal Officiel peut rapporter des coupons de consommations supplémentaires. J’y suis déjà apparue il y a trois ans après la publication des résultats de ma promotion scolaire du TAPIO – le Test d’Aptitudes à la Programmation Informatique Obligatoire – joyeux bazar de codages ultra simples en symboles de Tuni. Quinze lignes qui racontaient que j’avais terminé première de ma promotion à mon étage, dans ma tour, et même dans la coupole avec le score inédit de quatre-vingt-dix-huit pour cent de lignes de codes valides à l’examen passé avec deux ans d’avance.

Je me demande encore où j’ai foiré les deux pour cent restants.

Mon parcours est atypique, néanmoins, je ne vois pas pourquoi il faut faire autant d’efforts vestimentaires et physiques aujourd’hui. Les photos sont interdites dans la presse. En plus, je parais plus âgée que je ne le suis. L’attention que j’attire est liée à ma majorité anticipée. Je ne vois pas pourquoi la coiffeuse a tant insisté sur mes traits pour me vieillir.

Ma mère entre dans ma chambre. Maquillée elle aussi, ses cheveux grisonnants ramenés en arrière laissent voir son cou gracile. Sa robe en tulle orange pâle lui retombe harmonieusement sur les hanches jusqu’en dessous des genoux. Ses mains se promènent sur ma robe au tissu synthétique léger qui renvoie des reflets bleus. Nos chaussures à talons sont assorties : noires avec trois petits diamants sur le côté externe du bout du pied gauche. C’est la marque de fabrique de la maison de création Zéhéra, une des plus belles enseignes de mode des coupoles.

Dans le salon, je sais que mon père porte un smoking noir et des bottines pointues au summum de la mode masculine qui arborent le même trio de diamants minuscules. L’AGRCCP nous a fait parvenir les trois tenues pour l’occasion. Celles-ci ne sont même pas des locations, nous pourrons tout garder. Autant dire que l’Agence a mis les petits plats dans les grands pour mon émancipation.

— Wax, tu es prête ma chérie ?

— Je ne sais pas. Comment tu me trouves ? Je me reconnais à peine.

— Tu es vraiment ravissante. Un peu nerveuse ?

— Pas pour l’interview, non. C’est le maquillage, la coiffure… Je n’ai pas l’habitude.

Ma mère me sourit, saisit mes mains :

— Ne t’inquiète pas de l’apparence. Tu es quelqu’un d’exceptionnel, Wax. Il est temps que tu saches que tu as un véritable don. Les journalistes de l’Indépendant, du Journal officiel et de l’Université14 nous attendent. Respire un bon coup, il faut y aller. J’ai peur que ton père finisse par ne plus savoir quoi raconter !

Elle ouvre immédiatement la porte du couloir qui donne sur le salon sans me laisser le temps de protester. Trois journalistes ? Il n’a jamais été question qu’il y en ait autant ! Elle aurait pu me prévenir avant !

Dans le salon, une bibliothèque vitrée exhibe nos quelques objets de valeur bien moindre. Deux fauteuils me tournent le dos tandis que le canapé me fait face, tous les meubles dirigés vers l’écran à projection condensée éteint au plafond. La veille encore, j’ai retravaillé le programme de l’appareil pour qu’il puisse suivre la mise à jour du système de diffusion.

Pour l’instant, je force mon attention sur les quatre hommes qui patientent dans mon salon. J’y trouve, comme je viens de l’apprendre, trois journalistes en plus de mon père, élégant comme jamais dans son ensemble tout neuf. Fraîchement rasé, son nez proéminent lui donne un air sûr de lui. Il discute à voix basse avec un journaliste aux cheveux blancs et au visage buriné vêtu d’un costume gris chic. Je l’ai déjà vu il y a trois ans, c’est le reporter du Journal Officiel.

Derrière lui, l’écran d’une montre sous-cutanée multifonction dernier cri matérialisé au-dessus de l’avant-bras, un jeune homme blond discute avec un autre qui semble à peine plus âgé. Avec sa bague de projection et de prise de vue accordée passé au doigt, je devine que le premier est celui du journal Université14. Il ne porte pas un trois pièces, comparé à son voisin, même s’il a enfilé une veste bien coupée. Tous les deux penchés sur le bras fraîchement amélioré, ils relèvent la tête en même temps vers moi.

Je mets un instant à me rendre compte que le blond ne ressemble pas simplement à une connaissance. Je le connais vraiment. Ou plutôt, je l’ai connu. Un visage fin et charmeur, un nez en trompette qui lui donne un je-ne-sais-quoi adorable, les cheveux qui reviennent devant ses yeux dorés : Umy Cliron.

Soulagée de le reconnaître, l’angoisse qui montait dans ma gorge se dissipe un peu. Il m’adresse un grand sourire et la sensation disparaît tout à fait. Nous avons passé le TAPIO la même année après avoir partagé notre paillasse pendant deux ans lors de nos cours d’Histoire du monde.

Je ne voulais pas de cette option que m’avaient imposée mes parents. Heureusement, Umy adorait ça et il m’a rendu la tâche moins barbante. De la même façon qu’il n’était pas très doué en prog, je ne me suis jamais illustrée dans cette classe.

Nous tentions de nous filer un coup de main de temps à autre sans grands succès hormis pour un projet de maquettisme virtuel : trois mois mémorables de travail commun pour la grande handicapée sociale que je suis. L’objectif était de reproduire à l’échelle une maison de l’ancien temps. Ma meilleure note jamais obtenue dans cette matière, sans aucun doute !

C’était aussi le seul camarade dont je me sentais un peu proche au lycée. Avant qu’il ne déménage au douzième avec ses parents et que j’intègre le cursus de l’AGRCCP, il a aussi été le seul qui a fait réagir mon cœur d’ado. Mais ça, il n’est pas près de l’apprendre !

L’autre jeune homme m’adresse un sourire plus discret mais pas moins efficace. Ses cheveux bruns dressés en épis, sa bouche à la courbe douce, sa mâchoire bien dessinée… Je ne vois tous ces éléments que de façon lointaine. Je n’arrive pas à décrocher de ses yeux bleu foncé en amande, de ses cils épais et fournis. Je n’avais jamais vu d’aussi jolis yeux. La coiffeuse sauterait de joie à l’idée de pouvoir les maquiller. Mon cerveau se vide complètement, béat d’admiration face à cet étranger. J’en perds la notion du temps.

Ma mère me tire de ma rêverie en m’appelant. Je la regarde avant de remarquer la main tendue du journaliste du Journal Officiel, jette un coup d’œil à son badge passé autour du cou. Detlev Roumanof. C’est bien lui qui était déjà venu m’interviewer il y a trois ans.

— Monsieur Roumanof, merci de vous être à nouveau déplacé dans notre humble maison.

— C’est un plaisir, madame Lopi. Vraiment.

Il ne semble pas se formaliser de mon instant d’inattention. Il doit avoir mis ça sur le compte du stress de l’interview qui se profile. Il n’a sans doute pas tort. Je ne m’attendais pas à trouver mon salon aussi plein en ce dimanche matin. Le journaliste se dégage pour laisser place à mon ancien camarade de classe auquel je souris :

— Salut Umy.

— Salut Wax. Je veux dire, madame Lopi. Ça faisait un bail !

Souriant franchement, il serre ma main tendue de façon légère et un peu traînante, recule déjà pour permettre au dernier reporter de se présenter :

— Bonjour, Stan Blockposteur pour le Journal Indépendant. Nous vous présentons toutes nos félicitations pour votre émancipation, Programmatrice Lopi.

Sa poignée de main est aussi ferme que sa voix est harmonieuse et grave. Stan. Sous la coupole d’Andromède, chaque année commence avec le changement de la première lettre des prénoms à donner aux enfants. Il a donc quatre ans de plus que moi. Je suis obligée de me rappeler d’inspirer pour lui répondre :

— Merci. J’ignorais que vous seriez présents tous les trois. C’est un peu impressionnant.

Ses lèvres s’étirent alors qu’il détourne le regard. Mes parents passent derrière le fauteuil où j’ai prévu de m’installer le temps de l’entretien. Monsieur Roumanof et Umy prennent confortablement place sur le canapé tandis que Stan Blockposteur ne pose qu’une demi-fesse sur l’accoudoir de l’autre fauteuil à ma droite. Le journaliste de l’Officiel lui adresse un regard mauvais auquel le jeune homme répond avec un mouvement de tête qui le défie de faire une réflexion à voix haute.

Rien ne vient et le doyen de la pièce reporte son attention sur moi :

— Madame Lopi, nous pouvons vous appeler Wax le temps de cet entretien ?

— Si je peux vous appeler Detlev.

J’ai été sèche. Je n’aime pas que cet homme veuille me rabaisser à mon statut de jeune fille alors qu’il est là pour m’interviewer à propos de ma majorité toute fraîche. Il ne saisit pas mon sarcasme qui me semblait pourtant évident et enchaîne avec un résumé de mon cursus scolaire. Il y ajoute mes deux années de poste à l’AGRCCP et la conséquence directe de mon émancipation qui me permettra d’élargir mon équipe Netras. Pour la forme de l’article, il précise que je deviendrai dès demain la plus jeune Programmatrice à me voir confier un tel effectif. J’approuve et il poursuit :

— La direction de l’AGRCCP est très satisfaite de votre travail et a appuyé votre demande d’émancipation totale afin d’étendre votre équipe plus tôt. Vous êtes la troisième personne à bénéficier de ce traitement exceptionnel depuis la fermeture complète de la coupole d’Andromède il y a cent-quatre-vingt-quatre ans. Les scientifiques John Tuni et Orlando Birman sont les deux seules autres personnes à avoir eu accès à ce privilège il y a plus d’un siècle et demi. Vous êtes la Programmatrice la mieux notée par les clients de l’Agence depuis votre arrivée. Tout cela est-il exact ?

Je hoche la tête pour acquiescer et précise :

— L’AGRCCP n’a pas seulement appuyé ma demande d’émancipation. C’est l’Agence qui m’a suggéré de déposer un dossier.

Detlev rectifie quelques notes à sa montre et Umy reste le regarder faire un instant avant de prendre la parole :

— Travailler avec des repris de justice Netras ne comporte-t-il pas certains dangers ?

Une question ouverte ? J’inspire un grand coup pour répondre, espérant être à la hauteur. Je n’ai jamais été très douée pour la communication avec les gens, même avec lui.

— Non. Les criminels ont déjà subi l’Opération quand ils arrivent entre les mains des Programmateurs. Leur personnalité et l’ensemble de leurs souvenirs sont effacés et leurs capacités nécessaires à une prise de décision autonome sont réduites à néant en bases. C’est là qu’intervient le Programmateur de personnalités. Tous les matins, il doit vérifier l’équilibre émotionnel de chacun avant d’implanter la personnalité adaptée à la mission journalière pour laquelle le Netra a été loué. Pour qu’ils puissent se promener parmi nous en toute sécurité, autant la nôtre que la leur, les personnalités montées doivent non seulement permettre une bonne communication avec les interlocuteurs pendant les missions, mais aussi garantir un accès à des compétences et capacités physiques liées au programme. Tout cela réunit permet aux Netras de gérer les émotions normalement régulées par le cerveau et empêche tout comportement ou réaction inappropriée jusqu’à leur retour à l’agence.

J’ai l’impression de m’être étalée, mais mon ancien camarade de classe me sourit à nouveau et continue :

— À l’Université, beaucoup aimeraient avoir des conseils pour entrer à l’AGRCCP en tant que Programmateurs de personnalités Netras. En aurais-tu ?

— La location des services de Netras est un secteur en expansion, mais les critères de l’Agence sont toujours aussi exigeants pour recruter. Pour faire ce métier, je dirais qu’il faut travailler son instinct et sa rapidité en rectification de ligne, aimer la performance et chercher à s’améliorer, même après les études. C’est aussi important de se montrer méticuleux et concentré dans ses procédés de rédaction de personnalité, même si l’encodage ne fait pas tout. Être Programmateur de personnalités, c’est être responsable de la vie et de l’équilibre de chaque Netra qui nous est confié. Il est aussi indispensable de faire preuve de patience et d’humanité envers chaque individu, de trouver les lignes de codes les plus appropriées pour chacun. Celui qui veut devenir Programmateur à l’AGRCCP ou toute autre Agence de réhabilitation de condamnés doit être prêt à se donner à cent pour cent chaque jour pour le bien de son équipe.

Umy me sourit encore. Il semble satisfait de mes réponses. Tant mieux. J’apprécie vraiment de le revoir après tout ce temps ! C’est au tour du journaliste de l’Indépendant d’intervenir :

— Dès la publication de vos résultats TAPIO, vous avez opté pour les cours de programmes de personnalité induite par Neurones-Électrondes et Transmissions Robotiques Artificielle de l’AGRCCP. Pourquoi la prog Netra plutôt qu’une autre de ses filières ?

— La construction de personnalité pour Netra est particulière, moins répétitive qu’en mécateck, plus libre qu’en prog médicale. Plus exigeante et un brin anarchique aussi. C’est ce qui m’a fait me décider pour cette branche.

— Vous êtes fière de votre travail.

— Oui. J’apporte ma contribution au bien-être de la coupole en permettant à des personnes qui ont fait du mal à notre société de se racheter. Je trouve cela gratifiant.

— Avez-vous l’ambition de prendre les rênes de l’Agence comme le prétendent certains ?

Ses yeux bleus me scrutent avec insistance. Detlev en profite pour se lever soudainement :

— Merci, Wax. Nous avons tout ce qu’il nous faut pour rédiger nos papiers respectifs.

Il me serre la main avant que je ne me sois levé de mon fauteuil. Quelle impolitesse, je n’ai même pas répondu à la question ! J’en avais un meilleur souvenir, me retourne vers Stan sans lui prêter plus attention :

— Je n’ai pas envisagé une telle chose, non. Si des opportunités d’évolution de carrière s’offrent à moi, je verrai en temps et en heure s’il convient de les saisir. Pour le moment, j’ai simplement hâte d’exercer pleinement ma fonction de Programmatrice à l’Agence.

Detlev Roumanof n’a pas écouté ma réponse et dit au revoir à mes parents qui le raccompagnent dans la cuisine. Stan Blockposteur, lui, n’a pas bougé de l’accoudoir du fauteuil et m’adresse le même sourire poli qu’à mon entrée dans la pièce. Et puis il me fait un clin d’œil ! Umy reste assis et dévisage la scène avec des yeux ronds quand le journaliste poursuit :

— C’est une grosse évolution sociale de passer d’un quartier Sud à Programmatrice au quatorzième. Vos parents doivent apprécier la chance qui s’offre à vous.

Il lève ses beaux yeux jusqu’au projecteur vétuste fixé au plafond. Je sens mes joues s’enflammer. De quel droit ce type critique-t-il ma famille sur notre lieu et notre niveau de vie ? La poudre me monte au nez :

— Mes parents sont des gens honorables. Ma plus grande chance est de les avoir, eux. Merci pour votre interview, Monsieur Blockposteur.

Contrairement à Roumanof plus tôt, il semble très bien comprendre qu’il m’a froissée. Il saisit la main que je lui tends avec un nouveau sourire qui fait pétiller ses yeux, complètement différent de celui qu’il m’a adressé jusqu’ici.

Là, il est tellement beau que j’en oublierais presque qu’il vient de me piquer au vif.

— Aussi flamboyante que le soleil extérieur face aux ténèbres de la coupole. Ne perdez pas ça, Wax. Bon anniversaire.

Il a murmuré si bas que je doute que quelqu’un d’autre l’ait entendu. Mes yeux papillonnent et il ajoute plus fort :

— Merci d’avoir partagé un peu de votre temps, Programmatrice Lopi. J’espère que notre article vous sera agréable. Il se retourne vers Umy et esquisse un signe de tête en portant deux doigts à sa tempe, remercie mes parents en leur serrant chaleureusement la main avant de m’adresser un dernier sourire séduisant.

©2023 Ludivine Suzan – Tous droits réservés

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