Bloc 421

Taylor vit dans un bloc, protégé des ombres du fléau qui a dévasté les espèces mammifères. Un soir, il trouve une fille qui n’a rien à y faire dans le placard de sa chambre. Une rencontre qui va bouleverser leurs destins. Nouvelle de 10.000 mots. ISBN : 978-2-9590-4580-6 Copyright © 2024 Ludivine Suzan, Bloc 421 Tous droits réservés.

1

– Lui –

Du bruit dans le placard. Dans le placard du placard dans lequel je dors, je veux dire. Je pousse ma couverture élimée, allume ma lampe avec mon pied. Un tube en carton rigide traîne au sol. Je le saisis, en caleçon. Inspiration. Je replace mes mains sur ma batte improvisée. Inspire, expire. Quelle angoisse ! Qu’est-ce qui se cache là-dedans ? Un rat ? J’espère que c’n’en est pas un ! Ces bestioles sont de trop potentielles porteuses du fléau. Il ne manquerait plus qu’une contamination du bloc commence dans ma chambre, je serais mal !  Je lève le tube trop mou à mon goût. La porte du placard s’ouvre brutalement. Je bondis en arrière :

— Je suis armé !

— J’en peux plus !

Cheveux longs. Jupette courte. Petite veste ouverte… Ouai, pas de doute : une nana. Je laisse glisser mon tube en carton au sol.

— Tu m’as fait peur. Sérieux, t’es qui ? C’est Yoshio qui t’a planquée là ?

— Heu… Non.

— Qu’est-ce que tu fous dans ma chambre alors ?

— Ta… chambre ?

Elle regarde la pièce à peine plus large et longue que mon matelas d’un air horrifié.

— Ouai, ma chambre. Dis à Yosh de garder ses conquêtes pour lui.

— Garder ses… Sale rustre ! C’est toi qui te présentes à peine vêtu devant moi !

— Je suis dans ma chambre et j’allais me coucher. J’y retourne d’ailleurs. Sors d’ici.

Je m’allonge à nouveau, ramène la couverture sur moi. Yosh m’agace à chercher à me mettre une fille dans les pattes. Comme si je n’avais pas assez à entendre – et parfois à voir – avec mes colocs lubriques dans la bicoque. En rogne, je constate que ma non-invitée n’a pas bougé d’un pouce.

— Tu attends quoi ? Tu doutes de la porte à utiliser pour sortir ? T’inquiètes, je dirai à Yosh que t’as assurée.

— Tu n’y es pas du tout ! Je suis entrée ici pour… Et bien, pour me planquer. Il y a plusieurs heures. Avant que les, heu, les bruits ne commencent.

Avant que les premiers ne rentrent du hangar des téléporteurs ? Je repousse à nouveau ma couverture et m’assois.

— Si tu le dis. Comment t’as pu en arriver à te planquer dans le placard de ma chambre ?

— Ça ne te regarde pas. Si je sors maintenant, je ne risque pas de rencontrer un de tes colocataires ?

— « Parasites » serait plus exact. Je ne sais pas pour les autres, mais Yosh est manifestement occupé dans la chambre du dessous. Il est en rythme, hein ?

Même à la faible lumière de ma lampe, je la vois tourner au rouge coquelicot. Ses yeux s’écarquillent et elle recule en inspectant la fenêtre.

— On est au quatrième. Mauvaise idée.

— C’est à moi d’en juger. Ne t’en mêle pas.

Elle ouvre la fenêtre. Le vent frais s’engouffre dans ma chambre. Je me redresse plus en avant :

— T’envisages vraiment de sauter ? Tu veux te tuer ou quoi ?

Elle se retourne, pause son index sur ses lèvres en esquissant un sourire. L’éclat d’un large bracelet argenté me renvoie un rayon de la lune et elle saute.

Mes doigts se referment dans le vide. J’étais trop loin, et elle trop rapide. Je déglutis, engourdi. Pas de bruit sourd de masse qui s’écrase au sol. À la fenêtre, j’hésite à regarder dans la rue. Aucun corps ne s’y trouve. Elle est déserte, telle que le couvre-feu l’exige.

Mon cœur accélère. Qu’est-ce qu’une chercheuse faisait de ce côté de la frontière, dans un bloc résidentiel des producteurs, dans le placard de ma chambre-placard ?

***

Je patiente au milieu de centaines d’autres dans le silence bourdonnant caractéristique du hangar. En rangs disciplinés, nous patientons tous pour être envoyés à notre poste.

Mon regard fixe les cheveux blonds et ras de Yoshio alors que je divague. J’ai dû rêver la nuit dernière. Aucune chercheuse ne s’est introduite de ce côté de la frontière. C’est évident. J’en ai marre des blagues de mon pote, le fait se retourner :

— À propos d’hier soir, arrête de m’envoyer des gonzesses dans ma chambre.

— C’est vrai que ça fait un moment que je ne l’ai pas fait, sourit Yosh. C’est une réclamation ?

Non. Il ment, c’est forcé. C’est ma conclusion de la nuit. Cette fille, c’était forcément une ex envoyée par mon coloc. C’est comme ça qu’elle est partie si vite. Elle est passée par la fenêtre parce qu’elle avait juste à rentrer dans celle d’en dessous.

— Ne rêve pas. Et la blonde d’hier soir, qu’elle ne revienne pas.

— Ce que tu racontes m’intéresse. Il y a une blonde au bloc que je n’ai pas encore rencontrée ?

— Sans doute que si, puisqu’elle était dans ma chambre hier soir.

— C’est pour ça que tu m’intéresses avec ton histoire ; parce que je n’ai envoyé personne, hier soir.

Je soutiens son regard, agacé. Il lève les mains, doigts croisés pour jurer :

— Vraiment, elle ne venait pas de ma part ! Tu as profité ?

— Comme si c’était mon genre !

— Allez, frío ! La blondinette, elle est jolie ?

— Ouai. Ouai, elle est pas mal, je crois.

Je la revois rougir, adorable. Il faisait trop sombre pour que je discerne la couleur de ses yeux, mais j’ai très bien repéré ses formes généreuses. Depuis six ans que je vis avec mes colocs désinhibés, j’ai appris à deviner les formes sous les vêtements à force de les voir disparaître sans prévenir.

— Pas mal, hein ? ricane mon ami. Si tu le dis, elle doit valoir le détour.

Je hausse les épaules. Yosh n’a jamais nié m’avoir envoyé une nana frapper à la porte de ma chambre avant aujourd’hui. S’il le fait, c’est sans doute la vérité. Mais dans ce cas, qu’est-ce qu’une chercheuse, immunisée, viendrait faire dans un bloc résidentiel, de l’autre côté de la frontière marquée par la forêt ? Certes, son ADN la protège d’une contamination par le fléau, mais si elle avait le malheur de croiser un hôte, il s’attaquerait à elle sans hésitation.

Tout ce que le fléau ne peut assimiler, il l’élimine. C’est une des raisons qui a motivé la division de l’humanité, pour protéger autant les gens naturellement immunisés que les autres.

Ouai, j’ai dû rêver. C’était seulement une nana super forte en escalade. Complètement inconsciente aussi, parce qu’elle est quand même sortie par la fenêtre. Du quatrième étage d’une baraque rustique qui en compte cinq. Sans hésitation et en plein couvre-feu.

Je secoue la tête, inquiet à nouveau. Yoshio prend place sur un tapis roulant qui monte. Il disparaît dans un téléporteur, envoyé vers son bloc de travail. Une odeur de métal humide règne sans vergogne dans cette partie du hangar. Le sifflement crachotant de la machine se fait entendre et c’est mon tour. Les neuf arches s’immobilisent à peine deux secondes pour me laisser passer et m’envoyer vers un bloc de travail.


2

– Lui –

Ma tête tourne. Je me mets rarement dans un état pareil mais je voulais me sortir la fille du placard de la tête. C’est raté. Ça fait quatre jours. Je vérifie mon placard tous les soirs et tous les matins. Je ne ferme plus ma fenêtre. Je rêve d’elle la nuit. Je me réveille en pensant à elle. Et là, je vais me coucher alors qu’il fait encore jour pour essayer de l’oublier.

Je fais basculer mon matelas installé contre le mur et m’étale de tout mon long. Une main fraîche se pose sur mon front et soulage ma nausée montante. Des doigts curieux effleurent mon cou où se trouve mon tatouage d’identification, sous mon oreille gauche.

Des bruits me parviennent de la chambre du dessous. Je frappe du poing contre le mur pour réclamer le silence. Je me suis levé ? Je me retourne et elle est là. Je décolle du mur. C’est une personne réelle, au moins ? Toujours blonde. Toujours avec son petit bout de nez rond. Toujours l’air méfiant. Et toujours à faire réagir mon corps comme il ne l’a jamais fait.

— T’es qui, au juste ?

— Tu en as déjà une idée.

— Non. Non, je n’sais pas. Parce que j’ai beau y penser dans tous les sens, ça n’a pas de sens. Si ça avait du sens, j’aurais trouvé le sens du sens. Mais c’est sans sens puisque ta présence ici n’a aucun sens !

Elle ouvre la bouche sans prononcer un seul son. D’ailleurs, y’a plus de bruit. Mon coloc est en pause.

— C’est cet endroit qui n’a pas de sens, si tu veux mon avis. Et tu es saoul ?

Ma porte s’ouvre brutalement. Avant même d’avoir compris ce que je fais, la fille du placard se retrouve entre moi et le mur.

— Nom d’une ombre, frío ! T’as ramené quelqu’un ? Yo, les copains, frío est chaud ce soir !

— Dégage, Yosh !

— Ho là là ! Pardon ! Vu comme tu râlais, je voulais vérifier que ça allait. J’ai ma réponse !

Il ferme lentement la porte. Moi, j’observe les yeux de la fille du placard. Ils sont bleu et vert. Bleu contre la pupille et vert sur le pourtour de l’iris. C’est joli, ce mélange. Non. C’est beau.

— Tu peux reculer ?

Je hoche la tête sans bouger, plongé dans ses yeux. Chaque inspiration me semble plus légère, plus facile, plus chargée de son odeur de pin. Mon cœur accélère. J’ai envie de l’embrasser, pas de m’éloigner.

— Tu attends quoi pour le faire ?

Sérieux ? Je me penche, humidifie mes lèvres et me lance. Sa bouche est douce et moelleuse. La seconde suivante, ma tête heurte le mur opposé de ma chambre.

— Hé ! Pourquoi tu me pousses ?

— Tu te poses la question ? Pourquoi tu as fait ça ?

— Ben… Tu m’as dit de le faire !

— Je t’ai dit de reculer ! Pas de m’embrasser ! Pervers !

— Pervers, moi ? Pour un simple baiser ? Elle est belle, celle-là !

— Je n’aurai pas dû revenir. Je savais que c’était une mauvaise idée.

— Quoi ? Non, attends, je ne connais même pas ton prénom !

— Et c’est tant mieux, Frío.

Là, je m’agace. Quitte à me faire traiter de pervers ! Je fais un pas en avant et désigne mon pantalon serré depuis quatre jours :

— J’ai l’air d’être froid, là ?

Elle cligne des yeux, stupéfaite.

— Tu… Le garçon t’a appelé Frío.

J’en reste comme deux ronds de flan. Elle attrape une cape, sur le départ. Je dois reprendre mes esprits maintenant ou j’suis bon pour avoir des cloques aux mains pendant des semaines !

— C’est un surnom. Je m’appelle Taylor. Et ça ne rattrape pas mais, désolé. Je suis encore vaseux et j’ai cru que tu me disais de t’embrasser.

Elle détourne les yeux, le teint enflammé.

— Ce n’était pas ce que je demandais, je voulais que tu t’éloignes.

— Ouai, j’ai capté quand je me suis cogné la tête. Je pensais à t’embrasser et… Je me suis embrouillé.

Nouveau silence. J’en ai trop dit, non ? Faut que je fasse gaffe. Elle ne semble plus prête à sauter par la fenêtre. Je glisse contre le mur qui recommence à tanguer :

— Si tu n’es pas d’ici, tu viens de quel bloc ?

Elle s’accroupit devant moi découvre son poignet droit où se trouve toujours le large bracelet blanc. Je secoue la tête :

— C’est pas un vrai. C’est pas possible. Et si c’est un vrai, t’as rien à faire là. C’est dangereux pour toi.

— C’est dangereux pour vous, plutôt. Je pourrais ramener une ombre jusqu’ici et vous pourriez être contaminé par le fléau.

— Ouai, ben, c’est pareil. Pourquoi une chercheuse voudrait venir côté production de toute façon ?

— Pourquoi ne le voudrait-elle pas ?

J’écarte les mains pour répliquer, mais mon cerveau refuse de coopérer. Aucune pensée cohérente n’arrive à sortir.

— Si c’est vrai, rentre. Rentre chez toi, tu sais, de l’autre côté de la forêt !

— Pas si fort ! Je n’ai pas l’autorisation d’être ici !

— Raison de plus. Sors d’ici et rentre chez toi.

Je la pousse hors de la chambre, la capuche de sa cape rabattue sur sa tête. Nous esquivons grossièrement les résidents, en particulier Yoshio qui aimerait bien faire plus ample connaissance avec elle. L’inconnue du placard retire sa cape dès que nous quittons la zone résidentielle.

Je ne sais pas pourquoi je continue à la suivre, mais je la suis. Même quand nous passons la zone de loisir libre – une bande d’herbe mal entretenue où, parfois, des gamins viennent pour taper dans un ballon. Même quand elle passe par-dessus le muret de pierres avertissant que nous passons en zone à risques, je continue.

Le seul avantage de cette balade un brin tardive, c’est que j’ai le temps de retrouver toute ma lucidité.

— C’est joli, toutes ces herbes folles. Il y a même des fleurs.

— Ouai. J’en sais rien. Personne n’a vraiment le droit de venir ici.

— C’est interdit ?

— Oui et non. Personne ne se risque à passer le muret, alors il n’y a pas de surveillance. Personne n’a envie d’être aussi loin de la colonne électromagnétique qui repousse les ombres.

— Rentre chez toi si nous sommes hors de portée de la colonne. Je ne crains rien, moi.

Elle agite encore son bracelet sous mon nez. Je saisis sa cape pour mieux le regarder. Pas de raccord apparent, pas moyen de l’enlever. Seul le sigle des chercheurs y est gravé.

— C’est vraiment un vrai ?

— C’est évident. Pourquoi je me promènerais ici avec un faux bracelet de chercheuse ?

Je lâche son vêtement. Sa main s’approche de ma joue. Je déglutis sans bouger. Si je bouge, je vais encore l’embrasser. Pourquoi dès qu’elle s’approche, j’ai envie de la plaquer contre moi et de l’embrasser ? D’habitude, peu importe qui s’approche, je reste froid, d’où mon surnom à la maison. Sa main s’éloigne et je n’ai qu’une envie : la prendre pour y frotter ma joue.

Sans plus parler, nous arrivons près de la frontière. Impossible de la rater ou de douter : le grillage qui la délimite monte à plus de quatre mètres et derrière, la forêt s’épaissit rapidement. Je grogne :

— Tu ne vas pas me dire ce que tu es venue faire dans ma chambre ?

— Moins tu en sais mieux c’est ! Nous en reparlerons.

— Et si je ne veux pas que tu reviennes chez moi ? Tu y as pensé ?

Elle se retourne avec un sourire espiègle :

— À dans trois jours.

— Certainement pas ! Ne reviens pas !

C’est beaucoup trop dangereux pour elle. Je veux dire, pour nous. Elle s’approche de moi. Je relève son défi silencieux en ne bougeant pas. Est-ce que c’est normal que sa proximité me rende aussi nerveux ?

Je serre les dents et elle s’approche. Ses lèvres frôlent les miennes, se pressent, rendent plus perceptible chaque battement de cœur. Le temps que je comprenne ce qu’il m’arrive, elle est déjà près du grillage :

— Un baiser, hein ? Ce n’est pas désagréable.

Elle disparaît en semblant passer au travers de la clôture. Quand je m’approche, il n’y a pourtant pas une trace de partie sectionnée. Comment elle a fait ?

Je ferme les yeux et humidifie mes lèvres qui ont le goût des siennes, parfaites.

Baiser volé : un partout.


3

– Lui –

Chaque fois, c’est elle qui vient. Elle m’attend soit dans ma chambre, soit au bar ou même au hangar. La voir en pleine rue me rend nerveux, mais elle porte toujours des manches longues et, si ses cheveux longs couvrent largement sa nuque, elle a trouvé de quoi se faire un tatouage éphémère de code d’identification dans le cou. Assez pour berner Yoshio qui l’a repéré à chaque fois qu’elle est venue me chercher à l’extérieur. Il pense qu’elle vient d’un autre bloc. Encore heureux !

C’est la sixième fois que nous nous retrouvons. Chaque fois, nous nous installons, allongés derrière le muret, en direction de la forêt. Personne n’y vient jamais, nous y sommes tranquilles. J’aimerais bien qu’on utilise cet isolement pour autre chose, mais on ne fait que discuter. Pas un seul nouveau baiser volé entre nous alors que je rêve d’arrêter le flot incessant de questions qui lui échappe en lui fourrant ma langue dans la bouche.

Au lieu de céder à mes pulsions inhabituelles, je l’écoute et réponds. Parfois, elle accepte que je lui pose une question à mon tour. Elle lâche néanmoins très peu d’informations sur la vie de l’autre côté de la forêt. Je sais d’elle un prénom dont je ne suis même pas certain qu’il soit le vrai : Zéfia. Elle vit en face d’une pâtisserie qui confectionne, d’après elle, les meilleures gourmandises de la ville, sa favorite étant un dôme de mousse au citron au cœur de framboise, le tout enveloppé d’un glaçage rose très sucré. Très utile.

Aujourd’hui, elle est branchée fléau. En particulier à propos du ressenti des gens sur leur niveau de sécurité et la désertion de cette zone.

— Tu es inquiet d’être ici ?

— Non. Si une ombre avait eu la force de s’éveiller, elle l’aurait fait depuis longtemps. Elle s’en serait prise à toi, avec tous tes allers-retours dans le coin !

Elle rit :

— Je ne pense pas qu’une ombre prendrait la peine de s’éveiller juste pour essayer de tuer une non-assimilable.

Je me referme. Cette conversation commence à faire remonter des mauvais souvenirs.

— Elle le ferait, si elle avait assez de force. Sinon, non. Elle attendrait un mammifère propice à l’assimilation, pour peu qu’il en reste. Mais tu serais quand même repéré. Les non-assimilables représentent une menace pour le fléau, car ils peuvent s’en prendre à lui une fois qu’il est dans un hôte.

 Elle se tourne vers moi.

— On croirait entendre un chercheur du remède. Tu as lu des ouvrages ?

— Pas plus que ce qu’on nous impose pour qu’on soit conscient du danger.

— Pourtant, tu parles comme si tu connaissais bien le sujet. Ou que tu avais déjà vu une ombre.

Silence. Elle se redresse au-dessus de mon visage.

— Tu en as déjà vu une, c’est ça ?

— Je n’ai pas envie d’en parler.

Elle s’allonge à nouveau à côté de moi. Le silence se prolonge, la brise pour seule mélodie entre nous. Nos doigts se cherchent, s’effleurent. Il faut absolument que je trouve de quoi m’occuper l’esprit pour ne pas finir avec les mains baladeuses.

— Je ne suis arrivé ici qu’il y a six ans. Avant, j’étais au bloc 421.

— Le bloc où il y a eu la dernière contamination de masse ?

Je hoche la tête. Le sujet a pour mérite de calmer mes ardeurs. Ce qu’il s’est passé ce jour-là a changé ma vie du tout au tout. J’évite de l’évoquer, pourtant, cette fois, ma langue se délie.

— Les proches des victimes avaient le choix de rester ou de changer de bloc.

Elle vient appuyer son corps contre le mien. C’est trop tentant. J’embrasse le haut de son front à ma portée. C’est mal, je sais. Ou pas. Le geste offert m’apporte un réconfort inattendu, à moi. Son silence m’incite à poursuivre :

— Une maintenance de colonne a duré plus longtemps que prévu. Le protocole de sûreté a été appliqué, mais ça n’a pas suffi. Une ombre est passée et le fléau s’est multiplié. Parmi les victimes, un de mes amis a été assimilé.

Je fais une pause. Je n’ai jamais raconté plus que ça, pas même aux vigiles, après. Pas même à Yosh. Mais là, je vide mon sac :

— Je ne sais pas quand ça s’est passé. L’ombre l’a seulement assimilé et s’est déplacée dans un autre corps. Les veines de ses chevilles étaient noircies. Il a été éliminé. Avec deux potes et une amie, nous nous sommes portés volontaires pour aider à l’élimination du fléau. Deux de mes amis sont morts. La zone était bouclée depuis une semaine et le dernier assimilé tué depuis trois jours. Il ne restait plus que les vigiles, moi et Prunille, qui la chassions. Et là, l’ombre est venue me trouver.

— Elle voulait t’assimiler ?

— Elle voulait me demander pardon.

La chercheuse se redresse pour me regarder.

— Te demander pardon ?

— Oui. J’y ai vu l’opportunité de la tuer. Je lui ai dit que je voulais qu’elle m’assimile, que je ne voulais plus me battre. En premier lieu, elle m’a cru. Et puis… Elle a refusé de le faire et de risquer ma vie.

Zéfia fronce les sourcils, dans l’incompréhension.

— L’ombre habitait Prunille depuis trois jours. Elle m’a expliqué que plus elle passait de temps dans un corps, plus elle s’appropriait ce que son cerveau était capable de véhiculer. Elle avait les souvenirs de Prunille, les sentiments de Prunille. Elle ne me voulait pas de mal, parce que Prunille aurait été incapable de m’en faire.

J’observe le ciel parsemé de nuages clairs et denses.

— Nous étions tous les deux enfermés dans une chambre froide et vide. Sans aucun assimilé dans lequel s’échapper ni d’autre mammifère à contaminer, toutes les conditions étaient réunies pour tuer l’ombre et arrêter la propagation du fléau. Alors j’ai fait ce que je devais faire. Parce que peu importait ce qu’elle disait, elle avait contaminé et condamné à mort celle que j’aimais. Elle avait provoqué la mort de mes amis. Une fois tout terminé, j’ai demandé à changer de bloc. J’avais besoin d’un nouveau départ. C’est comme ça que j’ai fini dans le placard qui me sert de chambre, dans cette maison pleine de colocs lubriques !

Le silence suit ma confession. La main de Zéfia glisse sur ma joue pour que je la regarde :

— Cette fille, Prunille, vous étiez en couple ?

— Non. Y’a pas de couple au bloc, ça ne se fait plus depuis des années. Mais on était proches et facilement intimes, oui.

Elle semble pensive avant de demander :

— De quoi l’ombre s’est-elle excusée ?

Je grogne. Une chercheuse, tu parles ! Une fouineuse, oui !

— De ne pas pouvoir quitter le corps de Prunille sans causer sa mort. Elle a dit que si elle avait pu le faire, elle l’aurait fait et serait partie loin du bloc.

— Et tu l’as cru ?

— Elle s’est pour ainsi dire livrée à la mort. Elle n’avait aucune raison de mentir.

— C’est fascinant.

— Ouai, si tu le dis. Je ne veux plus en parler. Tu es chercheuse en quoi ?

Elle sourit immédiatement, le regard amusé qui laisse penser qu’elle ne va pas me répondre. Elle pose sa main sur mon torse et mon cerveau se déconnecte.

— Je travaille principalement sur l’élaboration du remède pour les humains.

Reconnexion. Info. Grosse info. Énorme info ! C’est à moi de me redresser dans l’herbe, impressionné.

— Sérieusement ?

— Oui. Mais il y a peu d’avancées. En venant ici, j’espérais trouver des indices en étudiant vos modes et environnements de vie. Mais pour le moment, je n’ai rien constaté de réellement différent entre ici et la ville, hormis la circulation libre d’alcool et le goût prononcé que les gens d’ici manifestent pour la pratique du coït.

J’éclate de rire et me rallonge, une main sous la tête.

— Ça, ça occupe pas mal d’heures dans les journées de certains, c’est sûr !

— Mais pas toi. C’est à cause de ton passé ?

— Il faut croire.

— Pourtant, quand on s’est rencontré, tu étais plutôt en forme de ce côté ! Qu’est-ce qu’il s’est passé ?

Ses doigts courent sur mon torse et descendent jusqu’à mon nombril. Je la regarde et inspire :

— J’ai rencontré une fille qui me plaît. Même si c’est complètement déraisonnable et fou d’imaginer que ça puisse être réciproque. Encore plus quand on sait qu’une forêt nous sépare.

Je peux difficilement faire plus clair, n’est-ce pas ? J’attends qu’elle m’envoie bouler. Il faut qu’elle arrête de venir avant que je perde tout contrôle.

Elle se mord la lèvre et se penche pour presser sa bouche contre la mienne. Sa main glisse sous ma chemise, avide de toucher ma peau.

Au diable le contrôle !


4

– Lui –

Ça fait deux semaines que Zéfia n’est pas venue.

Pourquoi je m’en soucie ? Parce que j’ai passé une après-midi mémorable avec cette chercheuse blondinette aux yeux envoutants ? Certainement pas !

Non, certainement pas.

Alors qu’est-ce que je fous, au petit matin, à longer le grillage où elle m’a laissé encore suant de nos roulades dans l’herbe. J’ai même prévu un pull aux manches longues pour masquer l’absence de bracelet à mon poignet et au col roulé pour cacher la présence de mon tatouage d’identification. J’ai même pris de l’eau, de la nourriture et une lampe dans un sac. Et une boussole. J’ai même prévenu Yosh que j’allais la voir. Il me croit dans un autre bloc.

Défier l’autorité, risquer d’attirer le fléau près de mon bloc. Tout ça parce que le placard qui me sert de chambre me semble encore plus triste qu’avant, sans ses apparitions surprises. Je ne sais même pas ce que je vais trouver de l’autre côté. Ni si elle m’a donné son vrai nom pour la chercher. Je dois avoir été contaminé par elle, d’une façon ou d’une autre. Je ne pense plus qu’à elle. Même mes notes de performances au travail ont baissé tellement son absence me pèse.

Ce n’est pas normal. Il faut que je tire ça au clair. L’endroit est approximatif, les herbes hautes. Je repousse la verdure avec mon pied.

Et paf ! Me voilà face aux arbres. De l’autre côté.

Un téléporteur ? Je regarde le sol entre mes jambes. Un simple disque en métal est visible, pas plus grand que ma paume de main. Rien à voir avec les immenses machines qui nous transportent d’un bloc à l’autre, mais la portée est aussi bien moindre.

Je regarde encore autour de moi. Aucun doute, je suis du côté de la forêt.

C’est complètement fou. Insensé. Dangereux. Hors de la sécurité que m’offre la colonne. Je ne sais même pas combien de kilomètres de large fait la frontière. Ni où se trouve le téléporteur de l’autre côté. Je risque de me perdre entre les arbres. Sans compter les animaux, s’il y en a. Et le fléau, encore une fois.

La boussole brandie devant moi, je m’enfonce entre les arbres.

***

La forêt s’ouvre sur une large bande d’herbe rase et entretenue d’une dizaine de mètres, pas plus. Des gens pratiquent différentes activités sur plusieurs pistes de couleurs variées. De l’autre côté se trouvent des habitations à plusieurs étages, espacées par des bandes d’herbes et des chemins jaunes réguliers. Tout est carré, millimétré. Et immense.

Planqué derrière un tronc d’arbre deux fois plus large que moi, la scène me laisse dubitatif. Je n’ai même pas marché une heure et encore, j’ai dû faire un détour pour pouvoir traverser un ruisseau sans me tremper. La frontière qu’on nous vante impénétrable et gigantesque pour nous protéger du fléau est, à son échelle, aussi fine qu’un cheveu. Il n’y a même pas un simulacre de barrière de ce côté.

Qu’est-ce que ça veut dire ?

Je m’assoie au pied de l’arbre pour boire mon eau tout en essayant de trouver une solution pour atteindre la piste de marche sans paraître suspect. Et s’il y a une barrière invisible, je fais quoi ?

— Hé ! Qu’est-ce que tu fais là ?

Je sursaute. Un type en uniforme plus blanc que blanc m’observe de loin. Un vigile. Je m’apprête à lever les mains. Le vigile rouspète :

— Ce n’est pas le meilleur endroit pour un pique-nique. Retourne sur la piste avant que je ne te mette un avertissement pour présence non-autorisée en zone sensible.

J’ai ma gourde sortie, mon sac à côté de moi. Il en déduit que je pique-nique là ? Sans le contredire, je le suis. Il m’abandonne sur la piste de marche sans aucune vérification supplémentaire.

Une chose est sûre, ce n’est pas en avançant au hasard que je vais trouver Zéfia et le temps dont je dispose ici est limité. Tout ce que je sais, c’est qu’elle voit une pâtisserie de chez elle. Une pâtisserie qui vend des sucreries en forme de dôme rose.

C’est mal barré.

***

Je peine à y croire.

Je me suis aventuré sur les chemins jaunes. J’ai longé trois quartiers bordant la forêt, puis je me suis enfoncé dans la ville. Chaque quartier est construit de façon identique. Une fois ça comprit, j’ai rapidement repéré où trouver la rue des commerces et la pâtisserie chargée de le desservir.

C’est le cinquième quartier et ils sont là, dans la vitrine, telle une flèche géante désignant mon objectif. Des dômes roses, fièrement dressés sur un piédestal surmonté d’un gros chiffre « 1 » sous lequel une plaque gravée vante la rafle du premier prix du concours de la meilleure pâtisserie pour la troisième année consécutive grâce à ce gâteau.

Je dois être prudent. Il est midi passé, je suis loin de la colonne depuis plusieurs heures. Ce serait le comble qu’après tous ses allers-retours chez les producteurs, ce soit moi qui attire un fléau dès ma première visite côté chercheurs.

Je regarde autour de moi. À quoi je m’attendais ? À ce qu’elle sorte de la pâtisserie pile au moment où je suis devant ? Je pourrais rester dans la rue, attendre qu’elle passe en faisant mine d’être intéressé par les offres des boutiques. Zéfia m’a affirmé qu’elle avait vu sur la vitrine et qu’elle trouvait l’odeur des gourmandises fraîches irrésistible. Elle ne doit pas habiter loin. Je vais continuer à zoner dans le coin.

***

Je regarde une dernière fois de chaque côté du carrefour du bout de la rue et entame mon chemin pour retourner vers la forêt. Je suis ici depuis huit heures et il est temps que je rentre. Revenir sera plus facile maintenant que je connais le chemin. Pour un peu qu’elle ne m’ait pas menti sur la rue où elle vit, je finirais bien par la trouver.

Mais pour aujourd’hui, vraiment, je dois rentrer.

Une godasse heurte le mur à côté de moi et s’écrase au sol. Je la ramasse, regarde autour de moi. Son homologue se trouve quelques mètres derrière moi. Et une autre. Il pleut des chaussures ? Qu’est-ce que…

Un pot de fleurs s’écrase avec fracas plus loin dans la rue. Des gens râlent sur la dangerosité de l’incident, mais au troisième étage au-dessus, une belle blonde m’adresse de grands signes du bras.

— Cette nana est complètement siphonnée.

Mais je suis soulagé de la voir et mes pas me font déjà faire demi-tour. Je ramasse les chaussures en passant, me plante à côté du pot fracassé et lève les yeux. Elle est là, souriante, au-dessus de ma tête :

— Récupère la fleur aussi, je vais la rempoter !

– Elle-

Attendre qu’il compose le code d’ouverture de la porte de l’extérieur sont les secondes les plus longues de ma vie. Je tire sur le battant, le saisis au col et le ramène contre moi pour l’embrasser tout en refermant la porte sans états d’âme, trop heureuse de le retrouver. Il grogne contre ma bouche :

— T’étais où ? Tu vas bien ?

— Ma sœur m’a grillé sans autorisation à la forêt. Elle est vigile, elle m’a collée une punition et je ne peux pas sortir d’i…

Mes mots se perdent dans sa bouche. J’accroche dans ses cheveux et lui mordille la lèvre :

— Comment tu es arrivé jusqu’ici ?

— Téléporteur, marche et pâtisserie.

Il a traversé la forêt pour me retrouver avec pour seul indice la pâtisserie de mon quartier ? Je soulève son pull pour le lui enlever, ramène son cou vers moi pour glisser ma langue sur le tatouage des producteurs. Il s’écarte, l’air inquiet :

— Tu pleures ?

Je le regarde sans comprendre. Effectivement, une larme roule sur ma joue. Je l’essuie d’un revers de main et souris :

— Tu as dû m’envoûter. Tu vois à quel point je suis contente de te revoir ? J’en pleure de bonheur.

— C’est drôle, c’est ce que je me suis dit à propos de toi en passant la frontière.

Je ris et l’entraîne dans ma chambre. Il reste silencieux, observe ma commode, ma coiffeuse, mon bureau et mon cadre de lit, deux fois plus large que son matelas posé à même le sol.

— C’est ta chambre ?

— Ouai.

— Je comprends mieux ta tête quand tu as compris que ma chambre n’était pas un simple placard.

— Et ça te gêne de troquer notre lit d’herbe contre un vrai matelas ?

Taylor sourit et s’allonge à côté de moi, m’enlace et caresse tendrement la courbe de mon cou. La douceur de ses gestes et de ses yeux me grise, son empressement à peine contenu m’électrise. Je compte bien profiter de sa présence jusqu’à la dernière seconde, jusqu’à ce que ma sœur rentre.

Finalement, quelques jours de repos après cette visite inattendue ne seront pas de trop.


5

Je suis figé derrière la porte de la chambre. La sœur de Zéfia est rentrée plus tôt que prévu et m’a découvert nu comme un ver en train de pioncer dans le lit de sa frangine. Réveil sonore assuré, mais leur dispute prend un tour imprévu.

— C’est toi qui as fait en sorte que je sois enfermée pendant des jours. Ne t’étonne pas que je me trouve une distraction !

— Distraction ? Je t’en prie, tes seules distractions, ce sont tes recherches, tes éprouvettes, tes tests et ton obsession avec l’affaire du bloc 421 !

— Qu’est-ce qui te déplaît le plus ? Que j’ai rencontré quelqu’un, ou qu’il soit là alors que toi, tu viens de te faire larguer ?

— C’est un coup-bas, Zéfia.

— Je rends coup pour coup, Kayla.

Les deux sœurs signent une trêve tacite dans la dispute. Des talons frappent vigoureusement le sol dans ma direction. Bon, j’ai au moins remis mon pantalon si c’est la sœur furieuse de Zéfia qui entre. Mais non, c’est bien ma chercheuse qui pousse la porte, avec le reste de mes affaires que je m’empresse d’enfiler.

— Taylor, je suis désolée.

— Elle ne semble pas ravie de ma présence ici.

— Et encore, si elle savait d’où tu viens, ce serait pire ! Je serai libre de sortir seule dans cinq jours. Il ne vaut mieux pas que tu retentes de venir d’ici là.

Elle réajuste le col de mon pull, passe ses doigts dans mes cheveux en se mordant la lèvre inférieure et m’embrasse. Je la serre contre moi :

— J’aurais préféré que ce soit toi qui me dises pourquoi tu étais dans ma chambre et pas celle de Yosh. Tu savais pour mon transfert, pour le bloc. C’est pour ça que tu es venue me voir, moi.

— Pas du tout ! Enfin si, un peu, mais pas vraiment. Je savais que c’était ta maison, mais pas que c’était ta chambre. Je n’ai su qui tu étais que quand tu m’as dit ton prénom.

Je recule. Nouvelle donne. Ma gorge se serre :

— Tu n’as pas à te justifier. Je voulais trouver des réponses sur ton absence en venant ici. Je les ai eues. Maintenant, je… Il vaut mieux que tu ne reviennes plus au bloc.

Je ne pensais pas que ça me coûterait autant de le dire. Mais ce à quoi je m’attendais encore moins, c’était de voir les veines de mes poignets noircir. Je recule et réajuste ma manche en prenant mon sac. Il faut que je parte loin d’ici. Vite.

— Taylor, s’il te plaît. C’est à cause de ce que j’ai dit à ma sœur ? Tu n’es pas qu’une simple distraction pour moi. Tu…

— Avoir allié l’utile à l’agréable ne change rien. Je suis le rescapé du bloc 421. Tu as bien fait ton job : je t’ai confié des choses que je n’avais jamais dites à personne. J’espère que ça te sera utile pour trouver le remède. Ne reviens plus au bloc.

Depuis quand mes poignets sont dans cet état ? Pas longtemps sans doute, sinon je l’aurai remarqué à mon réveil. Je n’ai pas encore de pulsion agressive, mais je ne vais pas attendre d’en avoir avant de m’éloigner. C’est sans compter sur la voix brisée de Zéfia qui accroche mon pull.

— Taylor, je t’assure, je n’avais pas prévu ce qu’il se passe entre nous.

— Prévu ou pas, tu restes une chercheuse et moi un producteur. C’est sans avenir. Qu’est-ce que tu as cru ? Que tu étais spéciale à mes yeux ? La seule ?

Je le vois à son regard : elle croit mon mensonge. Comment elle peut croire mon mensonge ? Quoique, les inflexions de ma voix étaient dures. Ça ne me ressemble pas.

— Il faut que je parte.

C’est sans compter sur la deuxième blonde de l’autre côté de la porte. Bras croisés, cheveux courts et visage sévère, elle a tout entendu et approche sa main de mon col roulé. Je l’intercepte et la rejette.

— Kayla, si j’ai bien compris.

— Comment tu as pu arriver jusqu’ici avec cette allure ?

— Tes collègues sont moins regardants. Et il faut croire que je me suis fait avoir par ta sœur, assez pour m’inquiéter au point de venir voir ce côté. Vous êtes dans le grand confort comparé à chez nous. Ne pas devoir vous parquer dans un rayon délimité par des colonnes, ça a ses avantages, je suppose.

— Qu’est-ce que… Tu te rends compte à qui tu parles ? Je suis vigile ! Je devrais te dénoncer pour franchissement de frontière et mise en danger de tous !

— Si tu fais ça, tu devras me dénoncer aussi, s’interpose Zéfia. C’est moi qui ai commencé à aller au bloc. Lui, c’est la première fois qu’il vient ici.

— Et la dernière, grondé-je.

— Taylor…

— On ne se reverra pas, Zéfia. Ce n’était pas un jeu, pas pour moi !

J’inspire et ferme les yeux. Ne manquait plus que je me contredise !

— Ça n’a jamais été un jeu pour moi non plus. Mais les couples n’existent pas au bloc, n’est-ce pas ? Les couples monogames sont la norme, ici. Je préférais fermer les yeux sur ce que tu pouvais faire avec d’autres.

— D’autres ? Parce que tu crois qu’il y en a eu d’autres ?

Je dois partir. Je dois partir avant qu’elle ne comprenne !

— Mais, tu as dit…

— Peu importe. C’est fini. Non, rien n’a jamais commencé. Si tu veux avoir une chance de me revoir un jour, élabore ton remède. Sans distraction. Et peut-être, peut-être qu’à ce moment-là, on pourra tenter quelque chose.

Silence. Je me dirige vers l’entrée. Mes poignets brûlent. Mes chevilles aussi. À quelle vitesse ça va me consumer ? Je dois partir. Loin. Il ne faut pas que je perde ça de vue avant de perdre la tête.

— Zéfia, je vais le raccompagner, annonce sa sœur. Et ne t’avise pas d’essayer de nous suivre, je te rappelle que tu portes un traceur qui fera rappliquer des vigiles illico.

— Tu es vraiment… Non, Taylor !

Je me retourne. Elle court vers moi et j’écarte les bras pour l’y accueillir. Il semblerait que jouer l’insensible, ce n’est pas fait pour moi.

— Je ne le dirais pas, mais je le ressens. Reste ici, ne reviens pas.

— Je… Je le ressens aussi, Taylor. Vraiment. Crois-moi.

Je la repousse, effrayé. Dans ma tête, un nouveau mot vient d’apparaître pour la désigner : non-assimilable.

***

Nous atteignons la forêt en moins de vingt minutes à pied. Je transpire comme un fou à force de lutter contre mon envie de partir d’ici en courant. Sur la piste des marcheurs, Kayla s’arrête.

— Tu sais que je ne peux pas te laisser rentrer chez toi dans cet état, le producteur.

— Tu as vu, hein ?

Son menton confirme d’un signe sec.

— Ta manche est remontée quand tu m’as empêchée de regarder ton cou. Ça peut se passer de deux façons. Soit tu viens avec moi jusqu’au labo où on t’éliminera en douceur, soit tu résistes et on va se battre ici même. Dans le premier cas, Zéfia n’en saura rien. Dans le second, une alerte retentira dans toutes les maisons pour annoncer le confinement, et elle saura.

J’inspire, effrayé, mais aussi soulagé. Je ne ferais pas de victime ici. Nous bifurquons.

— Pourquoi tu m’as emmené jusqu’ici si tu savais ?

— Pour t’éloigner au maximum des habitations.

Pas bête.

— C’est quoi, son obsession pour la contamination du bloc 421 dont tu parlais ?

— Elle est persuadée que le remède s’y trouve.

Je m’arrête.

— Qu’est-ce qui lui fait penser ça ?

— Elle n’a pas le droit de m’en parler. C’est un sujet classé, mais elle s’y intéresse depuis qu’elle l’a découvert pendant ses études et… Pourquoi je te raconte tout ça, moi ? Avance !

J’obéis et tire sur mes manches. Mes veines noircissent inexorablement mes mains, gagnent déjà mes doigts. J’aurai eu le droit à six années de rab après le bloc 421. Après tout, ce n’est pas si mal comparé à mes amis morts là-bas.

— Je l’aime, tu sais. Je m’inquiétais qu’il lui soit arrivé quelque chose, c’est pour ça que j’ai traversé la forêt, que j’ai perdu la notion du temps une fois avec elle. Je ne voulais mettre personne en danger. Même maintenant. Je suis désolé. Ton labo est encore loin ?

— Une quinzaine de minutes. Pourquoi ?

— Parce que l’ombre qui m’habite n’a assimilé personne, et que je ne pense pas tenir quinze minutes avant qu’elle ne prenne le dessus.

Je retire mon pull. Les yeux effrayés de Kayla me confirment ce que je craignais. Les veines noires des doigts à l’épaule, je n’ose pas découvrir mes jambes car ma taille est déjà atteinte. Des vigiles sortent de la forêt et apparaissent sur les pistes. Un homme imposant se détache de la masse, entouré de cinq personnes équipées de chaînes, de pistolets tranquillisants, de tasers et d’autres équipements que je ne connais pas. Avec toutes ces armes pointées sur moi, je souris :

— Pardon d’avoir émis des réserves sur ton degré d’intelligence, Kayla. Tu as su appeler des renforts, au cas où. C’est bien.

Je suis sincèrement soulagé. Je n’aurai pas supporté de revivre le drame du bloc 421, ni d’être encore du côté de celui qui perd une personne que j’aime.


6

– Elle –

Une semaine s’est écoulée depuis le départ de Taylor. Telle une loque, je traîne entre mon lit, la cuisine et le salon. Kayla tire brusquement sur ma couette. Je me cache sous mon oreiller. Ma bornée de sœur m’attrape les chevilles et me tire jusqu’à ce que j’aie le cul parterre.

— Zéfia, tu dois reprendre le travail. Tu veux revoir ce type, pas vrai ?

Je déglutis et hoche la tête. Elle tente encore de me convaincre de retourner au labo, d’envoyer des instructions à mon équipe d’ici. Je hausse les épaules. Elle rapproche son pouce et son index sans les toucher sous mon nez :

— S’il y a bien une chercheuse qui est à ça de trouver la solution pour immuniser toute la population du fléau, c’est toi. T’as pas le droit de lâcher. Je devrais me taire, mais il me l’a dit sur le chemin. Il t’aime. Il veut te revoir. Mais c’est trop dangereux pour le moment. Pour toi comme pour lui. Alors arrange ça et trouve comment éliminer ce fléau qui vous empêche d’être ensemble !

Je bats des cils. Et s’il a trouvé quelqu’un d’autre d’ici que j’ai la bonne formule ? Je confie ma peur à ma sœur qui réplique :

— T’as pas dit qu’il n’y avait pas de couple là-bas ? C’est plutôt à toi de te demander si tu n’auras pas tourné la page pour alors !

Cette fois, je me lève :

— Certainement pas ! Je vais trouver la bonne formule et y’aura plutôt intérêt à ce que son bloc soit le premier à en bénéficier !

— Ben voilà, ça, c’est la Zéfia que je connais !

Je lui jette mon haut de pyjama puant à la figure pour la chasser de ma chambre.

***

Le premier test a foiré.

Je crève de trouille. Nous avons décidé de nous lancer avec mon équipe et nous avons obtenu les autorisations nécessaires pour passer à l’étape suivante, mais je ne m’attendais pas à travailler avec des fléaux occupant des hôtes. Je ne pensais pas voir injecter un remède hypothétique à un producteur sorti de je ne sais où, qui serait jeté en pâture à une ombre. Mon chef, le Docteur Dorhane, est parfaitement hermétique à la cruauté qui se cache derrière ces conditions. Pour lui, seuls les résultats comptent.

Dans le couloir infini et glauque des salles d’essais, il y a la porte 108. Quand je passe devant, je m’arrête. J’ai essayé de ne pas le faire. D’accélérer. Rien n’y fais, je m’arrête.

Aujourd’hui, je suis seule. Personne en vue. C’est l’occasion ou jamais de tenter quelque chose. Je m’attends à ce que la porte 108 soit fermée, mais non. Le battant s’ouvre. La lumière s’allume automatiquement dans la salle d’observation.

Mon chef entre derrière moi et l’espace d’étude s’éclaire. Il tente de me dire que je n’ai rien à faire là, mais mes mains se posent sur la vitre. Un homme est solidement attaché au mur : taille, poignets, biceps, chevilles et cuisses entravés, les veines noires sur l’ensemble du corps. Mon cœur s’affole. Un soigneur entre. J’occulte tout ce que me raconte Dorhane et frappe contre la vitre.

Taylor relève la tête vers moi. Ses yeux parcourus de vaisseaux noirs me fixent. Je suis certaine qu’il me voit malgré la vitre occultée, que c’est lui qui m’arrête chaque jour devant cette porte. Je veux y croire. Des mains puissantes me saisissent et me tirent en arrière. Qui ose… ? Des vigiles ? Ici ?

Un poing s’abat lourdement sur la vitre. Son poing. Comment Taylor a pu se défaire de ses entraves ? Comment se tient-il là ? Des veines grises s’étalent telle une toile dans la paume de sa main.

— Lâchez-la. Ou j’élimine cette immondice.

Le soigneur est toujours dans la pièce, terrifié, secouant frénétiquement la porte qui ne s’ouvre pas. Le protocole de confinement de l’ombre s’est activé quand Taylor s’est libéré de ses chaînes. Mon chef observe la scène, intrigué, sans le moindre intérêt pour le soigneur menacé. Quel contaminé s’est déjà montré capable de se retenir de tuer un non-assimilable sous son nez pour négocier ? Aucun… À part peut-être Prunille.

Face au manque de réaction de chacun, Taylor libère son ombre qui l’enveloppe sur cinq centimètres autour de lui. Le fléau commence à se répandre, à se densifier et à couler vers le soigneur. Le type s’affole, épouvanté par l’ombre en forme de flèche qui flotte devant ses yeux.

— Lâchez-là, répète Taylor.

La pointe noire, à l’apparence solide et menaçante, ralentit sans s’arrêter. Les deux agents me lâchent et Taylor grogne :

— Étude. Que elle. Tuerai les autres. Deal, Dorhane.

— Nous n’avons pas besoin de t’approcher pour t’étudier.

— Pas besoin.

Taylor affiche un sourire carnassier qui me glace le sang. Mon chef recule jusqu’à moi, les yeux exorbités. À l’état de brume, l’ombre traverse la paroi de verre renforcé. Taylor éclate de rire tout en libérant le soigneur. Il nous prouve que le protocole en place est bien trop faible pour empêcher son ombre de s’adonner à un carnage.

Mais alors, qu’est-ce qu’il fait là ?

— Immondice sort. Elle, étude. Deal, Dorhane.

Mon chef lui accorde un grognement. Il n’hésite pas à sauver le soigneur, non. Il hésite parce que le deal ne lui convient pas !

— Je m’occupe personnellement de ton étude.

— Non. Pas toi. Toi, immondice. Toi, mort.

La brume traverse rapidement la paroi et se réunit de notre côté pour s’enrouler autour du cou de mon chef et le soulever du sol. Son premier réflexe est de tenter de saisir la brume impalpable, en vain.

L’ombre de Taylor est d’une puissance comme on n’en a jamais vu. J’en reste béate de trouille… et d’admiration.

Et puis l’ombre qui serrait le cou de mon chef se dissipe, Taylor tombe au sol. La porte s’ouvre pour laisser sortir le soigneur. Je regarde le vigile qui a enclenché la diffusion d’onde d’urgence. Si l’onde tue l’ombre, Taylor mourra.

Je m’apprête à me jeter sur le levier. Douleur sourde dans la tête. Injection. Dorhane interrompt la diffusion des ondes en hurlant des mots qui m’échappent et je perds connaissance.

***

Je me suis réveillée chez moi. Kayla était inquiète. J’ai balayé ses questions d’un silence de plomb.

Immondice.

J’ai besoin de l’accès à mon labo.

Mon équipe me bombarde de questions pendant une bonne heure. Je les ignore. La vitesse pour empêcher une contamination ne sera jamais la solution. Nous ne battrons pas l’ombre à ce niveau. Taylor me l’a montré hier. Il peut mobiliser les cellules de l’ombre si vite qu’il passe au travers de la matière, et même des ondes électromagnétiques s’il dispose d’assez d’énergie.

Mes premiers collègues sursautent quand je leur prélève une goutte de sang. Les autres acceptent tacitement en tendant un doigt. Je ne décroche pas un mot. Sans explication, je lance un essai. Le fléau face à nos sangs.

Immondice. Taylor a qualifié les non-assimilables d’immondices.

Nous partons sur les bases constatées et admises des chercheurs de la première génération. Nous avons tous pu observer les mêmes vidéos, pendant nos études, nous montrant des échantillons de fléau rester impassibles face à la goutte de sang d’un non-assimilable.

Ce qui se passe dans nos échantillons est bien plus complexe. La sidération de chacun remue le labo. Certains fléaux bougent à peine, mais plusieurs reculent littéralement jusqu’aux limites des éprouvettes. Et aucun n’approche nos cellules sanguines.

Immondice. Nous sommes des déchets pour eux. Quelque chose en nous, comme chez les insectes, les oiseaux, les reptiles et autres non-mammifères, nous rend inintéressants, répugnants, immondes et non-assimilables pour les ombres.

Nous cherchons depuis des années à ajouter à leur ADN ce qu’il manque aux producteurs, alors que depuis tout ce temps, nous devions les priver de ce quelque chose qui les rend délectables aux yeux du fléau.

Enfin, j’ouvre la bouche pour donner des ordres à mon équipe. Nouveaux tests, nouvelles données et bientôt, chacun se trouve entouré d’ellipses ADN à inspecter.

***

Il fait nuit. J’attends ma sœur à la frontière de la forêt. Elle déboule comme une furie sur l’herbe rase, en tenue de vigile :

— Même pas en rêve ! Tu n’y retournes pas !

— Je dois y aller. Kayla, je pense avoir trouvé un remède efficace.

— Comment ça, tu penses ? Tu n’as pas des tests à faire en labo qui pourraient te le confirmer ?

— La vie que je veux sauver se trouve déjà au labo. Et celui qui peut m’aider à le sauver se trouve là-bas. Viens le chercher avec moi.

Elle se fige. Je suis curieuse de savoir quand et comment Taylor a été contaminé, mais j’ai peur de la réponse. Elle ne prononce pas son nom. Elle ne cherche pas à nier qu’elle savait où il se trouve non plus. Elle entre dans son système de sécurité, procède à quelques manipulations et serre son canon à ondes contre sa hanche :

— Je te suis, grande sœur.


7

– Elle –

Être accompagnée d’une vigile en tenue complète pendant le couvre-feu présente plusieurs avantages. Le premier, personne n’intercepte une vigile entièrement équipée, même accompagnée d’une civile. Le second : quand nous toquons à la porte de la bicoque, il suffit à ma sœur de réclamer Yoshio pour qu’il se pointe en trombe.

La colère et la tristesse animent immédiatement ses traits quand je lui annonce que Taylor a été contaminé. C’est la tristesse qui prend le dessus. Vu ce que je sais maintenant, je ne doute pas que les gens d’ici doivent souvent entendre ce genre d’annonce.

Ma sœur prétend devoir lui poser des questions. Il nous suit, mais il connaît son bloc et se rend rapidement compte que nous nous éloignons du centre de la résidence. Autant être honnête.

— Taylor n’est pas mort.

— T’as dit qu’il avait été contaminé. On sait ce qui arrive aux contaminés : ils sont éliminés avant que l’ombre ne puisse assimiler quelqu’un d’autre.

— Taylor a été contaminé, mais il n’est pas mort. Il est retenu dans le labo où je travaille.

— Attends… Un labo ?

Son regard alterne entre moi et ma sœur. Je découvre mon bracelet blanc et le sigle des chercheurs gravé dessus, lui montre ma nuque nue. Il secoue la tête, respire profondément plusieurs fois. Je lui désigne mon sac :

— J’ai avec moi un essai de remède contre le fléau. Il n’a pas encore été testé en conditions réelles.

— Tu veux que je serve de cobaye ? Son ombre va me bouffer et nous condamner tous les deux si ça ne fonctionne pas !

— Je ne peux pas le faire moi-même. Et je pense qu’il n’y a que toi qui puisses te tenir face à Taylor. Je pense que même si le remède ne fonctionne pas, il te laissera t’en aller. Il te reconnaîtra.

— Les contaminés assimilent jusqu’à leurs enfants mais toi, tu penses que l’ombre qui a choppé Taylor va me laisser partir ?

— Oui. Parce que Taylor se souvient de moi. Et je pense qu’il se souvient aussi de toi. Si ce n’est pas toi, Taylor se retrouvera face à un parfait inconnu et si mon remède s’avère être un nouvel échec, il l’assimilera et sera réduit en poussière dans la foulée.

Yosh recule. Il soupire, bouge, lève les bras et les yeux en semblant interroger le ciel sur la conduite à tenir.

— Qu’est-ce qu’il a de différent de ceux qui ne fonctionnent pas, ton remède ?

— Il n’essaie pas d’ajouter quelque chose. Il retire.

— Il retire quoi ?

Je souris :

— Ce qui te permettra de devenir une immondice que même le plus désespéré des fléaux ne voudrait pas pour hôte.

 

– Lui –

Elle approche. Deux avec Elle : non-assimilable et indéterminé.

Je tire sur les chaînes au mur qui me brûlent la peau. Le déchet a renforcé leur puissance. Assimiler. Libérer fléau. Épargner, Elle. Elle, à moi.

Porte ouverte. Odeur familière. Forêt. Pins ? Souvenir d’un goût succulent sur mes lèvres. Le goût de ses lèvres à Elle, Elle qui reste dans le couloir.

J’ouvre les yeux. Elle est une entité à laquelle ce corps était lié ? Non-assimilable reste devant indéterminé. Immondice terrifiée. Indéterminé derrière elle me regarde dans les yeux, lui. Il approche. Je me moque de lui.

Il veut que je l’assimile pour qu’Elle entre. Il me provoque. Mais quelque chose ne va pas. Qu’est-ce que c’est que ça ? Assimilable souillé. Il colle son visage au mien.

— Souillé ? Je suis un producteur, un authentique ADN assimilable que le fléau adore. Je m’offre, t’as qu’à te servir. T’attends quoi ?

— Toi, inhibé. Dégoûtant. Non-assimilable.

— Fais un effort, Frío.

— Pas Frío ! Taylor !

Il recule de deux pas et hoche la tête.

— Ouai. Ouai, Taylor. Je suis content qu’il y ait encore une trace de toi là-dedans, mec.

Sourire. Mon cerveau reconnaît son sourire. Mot pour lui. Ces hôtes se désignent par des noms.

 — Yosh… Yoshio.

— Ouai, mec. C’est moi.

Il recule vers l’immondice. Protection ? Elle entre. Elle m’observe, éveille le corps de mon hôte. Désire ?

— Tu offres ce spectacle à toutes les femmes, ou c’est moi qui te fais cet effet ?

— Toi.

— Pourquoi tu m’as réclamé ?

— Toi.

— C’est limité comme vocabulaire.

Je l’observe. Ses yeux brillent. Quitte à me brûler la peau sur mes entraves, je veux m’approcher d’Elle. Un mot me vient à l’esprit. Son nom ?

— Toi. Toi. Placard.

Ses lèvres s’étirent. Elle rit à gorge déployée. Elle s’approche et je déglutis, avide de son contact. Mais elle s’arrête.

— Taylor. Ravie de te revoir.

— Fille du placard. Embrasser.

— Tu es gourmand, Taylor.

Je grogne, le son montant crescendo dans ma gorge.

 — Embrasse… moi… Zéfia.

C’est ça, son nom. Les connexions se font lentement, mais j’arrive à suivre les cheminements des pensées familières de ce cerveau et les mots s’imposent à moi. Elle approche. Elle tend sa main. Je frotte mon nez dans sa paume. Elle n’a pas peur, bien que je sois l’hôte du fléau.

— Je ne t’ai pas reconnu. Zéfia… Comment j’ai pu ne pas te reconnaître ? Pardon. Pardon…

— Tu m’as reconnu, Taylor. Tu m’as arrêté devant la porte de cette salle chaque fois que je suis passée devant. Au fond de toi, tu m’as reconnu, tu ne m’as pas oublié.

Elle relève mon visage et unit nos lèvres. Oui, ça, j’aime.

— Taylor, tu ne peux pas assimiler Yosh ?

— Non. Immon… Non-assimilable.

Elle caresse encore ma joue. C’est elle. C’est grâce à elle. Elle a trouvé.

— Remède. Tu as… le remède.

Elle hoche la tête. Je pose mon front contre le sien :

— C’est bien. Je peux pas dire pardon. Je regrette pas de t’avoir rejoint. Je t’aime. Fais-le. Fais ce que tu dois. Maintenant.

Elle hoche la tête et m’embrasse encore. Une de ses mains court sur ma peau, me caresse, sans peur, sans frayeur, comme avant que mes veines ne deviennent noires. Et ça pique. Ça brûle. Le feu remonte vers le haut, vers mon torse. Mes poumons s’enflamment au point que même hurler devient trop douloureux.

Pas d’assimilé où aller se réfugier. Pas de sortie. Pas de suite.

***

Il y a cinq ans que le remède a été découvert, que Zéfia m’a sauvé. L’ensemble des producteurs a été vacciné, bloc par bloc. Tous les humains ont été mis à l’abri de la contamination par le fléau en à peine six mois. Des personnes vaccinées ont plus de 70% de chances de donner naissance à un enfant immunisé et dans le cas contraire, l’enfant est vacciné dès que c’est nécessaire.

La vie a changé. Certes, les producteurs produisent toujours et les chercheurs ne manquent pas de nouvelles choses à chercher, mais les places de chacun ne sont plus immuables. Grâce aux téléporteurs, les deux facettes du monde se côtoient. C’est encore fragile, mais les échanges et les rencontres sont de plus en plus communes, comme pour Zéfia et moi ou Yosh et Kayla. Ils forment un couple plutôt unique dans leur genre au bloc.

Zéfia consacre son temps à l’élaboration de versions adaptées du remède pour d’autres espèces de mammifères. Quant à moi, depuis la naissance de notre fils, Garret, je vis un rêve éveillé. Peu importe le travail qu’on m’attribue pour remplir mon devoir de citoyen. Mon expérience favorite reste de prendre soin de ma famille.

Zéfia me rejoint tôt dans l’après-midi, à la lisière de la forêt. Garret cueille des fleurs à quelques mètres de l’arbre contre lequel je suis adossé. Elle s’arrête pour lui faire un câlin et s’extasier face au monticule de pétales qu’il a rassemblés devant lui. Une fois près de moi, je l’enlace et l’embrasse. Zéfia pivote et passe sa jambe entre les miennes.

— Tu sembles pensif, remarque-t-elle.

— J’apprécie pleinement le moment. C’est surtout quand on se retrouve ainsi tous les trois que je me rends compte de la chance que j’ai d’être ici, avec vous. Rien d’autre ne réussit à me rendre aussi heureux.

Parfois, je crois que notre amour se tarit. Plus souvent encore, je la vois. Avec Garret, ou face à son café du matin, ou encore sur notre lit, parfois coquine, parfois simplement fatiguée. Et je retombe amoureux. Et chaque fois que je pensais ne pas pouvoir l’aimer plus fort, je me rends compte que cet amour est indescriptiblement puissant et infini.

Il me rappelle l’amour que ressentait Prunille, sans limite autre que celle qu’imposait sa propre connaissance de la force qu’elle pouvait lui octroyer. Je suis heureux d’avoir survécu pour pouvoir porter ce sentiment à mon tour. En sa mémoire, en remerciement envers Taylor de m’avoir cédé son corps, il y a déjà onze ans, ce jour-là, au bloc 421.

Ma compagne se penche et murmure à mon oreille :

— Rien de tel pour une ombre que de briller en pleine lumière.

– FIN –

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