Les Étoiles de Wax – T2 – Hackeurs

Après plusieurs semaines sous le contrôle du PNI, Declan est émotionnellement fragile depuis son réveil à Paradis.

Pour ne pas éveiller les soupçons de l’Agence, nous devons rapidement quitter les coupoles.

Mais notre fuite n’est pas sans conséquences.

Les faucheurs, bien plus forts et organisés que ce à quoi je m’attendais, nous traquent jusque dans le désert.

Déjà loin de mes proches restés à Andromède, l’idée de riposter me tétanise.

Jusqu’à ce que nos ennemis s’en prennent à ceux que j’aime.

Découvrez tout de suite le premier chapitre !

Chapitre 1 : Orion

Assise à la table du restaurant Gulliver, au deuxième de la tour 48 d’Orion, je souffle sur mes doigts pour les réchauffer. Cette coupole dortoir n’a rien à voir avec Andromède. Malgré une opulence de technologies multiples, la température basse qui y règne nous oblige à utiliser des vêtements thermorégulateurs dès que nous sortons dans la rue.

Hier soir, dès notre arrivée, Declan a donné rendez-vous à son contact dans une communication brève et incompréhensible. Pour­tant, ce midi, personne ne s’est présenté.

— Il n’est pas là. Simon a dit de rejoindre Andromède dès que possible. Pourquoi on ne suit pas son conseil ?

— Je te l’ai déjà dit. Si on rentre à Andromède, ils vont nous tomber dessus.

— Mais pas à Orion ? Les faucheurs enlèvent des gens ici aussi.

— Ne parle pas d’eux si fort ! Surtout pas en public !

— Où, dans ce cas ? Tu refuses d’aborder le sujet !

Il se rembrunit et s’avachit sur sa chaise en se mordillant nerveu­sement la lèvre. Depuis qu’il a court-circuité mon Programme Netra Infiltré et notre départ précipité de la coupole de Paradis, la commu­nication est difficile. Il refuse de me faire part des événements qui ont eu lieu pendant sa disparition, si l’AGRCCP est responsable de l’Opération Netra qu’il a subie ou non. Il ne répond jamais quand j’avance le sujet de Joan Fill et de son programme sur la puce de simulation que nous devions trouver. Il ne me parle pas non plus de l’extérieur des coupoles, théorique désert que je pensais encore invi­vable la semaine dernière, d’où il s’avère que son ami Simon et lui sont originaires. En bref, il ne m’adresse pas beaucoup la parole et lorsqu’il le fait, c’est rarement de façon agréable. Difficile de lui en vouloir après ce qu’il vient de traverser. Ces dernières semaines, il s’est senti spectateur de sa vie, subissant en toute conscience l’in­fluence du PNI que j’ai conçu et installé en lui. Malgré tout, j’ai du mal à contenir mon impatience et les questions qui se bousculent.

Parce qu’à côté de sa froideur apparente, il a parfois des attentions ou des regards qui me font rougir.

Les faucheurs, auteurs de l’attentat d’Andromède qui a coûté la vie à toute mon équipe de travail il y a quelques mois, ne sont pas les seuls à sévir. Nous sommes parvenus à démanteler Unik, un de leurs réseaux à la coupole de Capricorne. Malgré cette petite victoire, d’autres organisations du même acabit existent, disséminées dans diverses coupoles, comme ici, à Orion. En suivant Declan, j’espère autant réussir à me réconcilier avec lui qu’à mettre une raclée dévas­tatrice au groupe malveillant qui a mis fin à de nombreuses vies auxquelles je tenais, et qui représente désormais une menace pour mes proches que je ne peux plus ignorer. Pour cela, il faut que nous réussissions à partir avant dimanche. Declan m’affirme qu’il ne pourra pas envoyer le rapport hebdomadaire que nous devons communiquer à la Sécurité Intercoupoles et à l’AGRCCP, ni via mon boîtier, ni par le réseau du Fil, à cause d’un cryptage de sécurité que seul l’agent du PNI connaissait. Or, sans rapport, ils vont rapidement soupçonner que le programme de personnalité est défaillant et inter­venir. Il faut donc partir avant.

Je tapote la tasse de café encore brûlante. Le serveur sort pour nous déposer des serviettes propres et désactiver les panneaux de com­mandes des tables vides d’à côté. Mon coéquipier lui adresse un regard mauvais et s’emporte :

— C’est ma femme ! Arrête de la reluquer comme ça !

Je sursaute. Non seulement à cause de son ton, mais aussi parce que c’est la première fois qu’il fait allusion à notre mariage depuis qu’il a fait taire le PNI. Le serveur décampe sans demander son reste.

— Qu’est-ce qui t’a pris de l’agresser ? Il faisait son travail.

— Se balader avec son contact en surbrillance sur sa montre, c’est son boulot ? On ne peut pas se permettre d’attirer l’attention.

— Je n’ai rien demandé ! Je ne l’ai même pas vu !

Il ferme les yeux et serre les dents. Exaspérée par son silence, je regrette de ne pas pouvoir le calmer à coup de rectifications de codes de Tuni et de décharges contrôlées d’endorphines. Mon café toujours trop chaud, je pose la tasse et joue avec mon alliance. Qu’il invoque notre mariage me tord le ventre. D’un côté, je me sens mal d’avoir perdu l’agent dont je suis tombée amoureuse. De l’autre, je ne voyais que Declan. Mon Declan, le même que j’ai devant moi maintenant, de toute désagréable humeur qu’il soit.

Prise d’un malaise grandissant, je bois mon café d’une traite, me brûle la langue et le pharynx. Tout vaudra mieux que rester ici dans cette ambiance tendue. Masques de purification sanitaire opaques sur nos visages, il m’emboîte le pas, nos mains enfoncées dans nos poches de manteaux. Plus nous nous approchons de l’hôtel et plus le froid se fait intense. Malgré le tissu intelligent qui me couvre, je grelotte.

— Je ne comprends pas pourquoi il fait si froid. Les turbines tour­nent à fond.

— Soit il fait très froid à l’extérieur, soit ils ont un problème avec leur gestion de l’énergie. Vu la saison et les antécédents de pannes ici, il s’agit sans doute d’une défaillance du programme régulateur.

Je crois que c’est le discours le plus long qu’il ait prononcé d’une traite et calmement depuis notre arrivée. Plus surprenant encore, il passe son bras dans mon dos pour me réchauffer. Je m’empresse de compléter son geste. Il ne dit rien, continue son chemin droit devant lui. Serait-il finalement de bonne humeur ?

— Je n’ai pas dragué le serveur. Je ne sais pas pourquoi il a tenté de me refiler son contact.

— Je sais. J’ai eu peur qu’il nous identifie sans nos masques. Laisse tomber.

***

Demain midi, ce sera notre dernière chance. Aujourd’hui encore, personne ne nous a rejoints au Gulliver. Mon partenaire se laisse lourdement tomber sur le lit situé derrière la porte de notre chambre. Je vais m’asseoir sur l’autre, séparée de lui par quelques centimètres à peine. L’Escale du Lilliputien porte bien son nom. Tout y est minus­cule, surtout la salle de bain. Je ne m’en soucie guère. Ce qui m’importe, c’est d’être avec Declan.

Il se redresse face à moi. Nos genoux se touchent presque. J’en ai douloureusement conscience jusqu’à ce qu’il prenne mes mains dans les siennes. J’ose à peine bouger, de peur qu’il recule face à une quelconque tentative de ma part.

— Wax, si Flo ne vient pas demain non plus, il faudra que tu rentres à Andromède avec tes parents, Umy et Val.

— Tu as dit que ce serait trop dangereux de retourner là-bas pour sortir de la coupole.

— Je sortirai ici, moi. Pas toi. Sans la désactivation de nos puces de géolocalisation, ce sera trop dangereux. Avec de la chance, je réussirai à m’en débarrasser avant qu’ils ne l’activent.

— Non. J’ai pris ma décision. J’ai conscience de ce que ça me demande de sacrifier. On reste ensemble. On est partenaire, tu te souviens ?

— Ce n’est pas moi, ton partenaire.

Nous y revoilà… Encore. De nos tentatives de discussions avortées ressort qu’il considère que tout ce qu’on a vécu ensemble quand le programme tenait les rênes de son corps, ce n’était pas avec lui. Je n’arrive pas à trouver les mots pour le convaincre du contraire. Accablée par les souvenirs de notre relation qu’il rejette, je doute même que les bons mots soient efficaces s’ils viennent de moi. Et s’il décidait de m’abandonner sans prévenir ? De s’enfuir seul ? Je ne peux pas laisser une telle chose arriver, pas sans m’être excusée.

— Tu ne veux pas que je vienne, et c’est compréhensible. Sache tout de même que je regrette et que je suis sincèrement désolée de… Tu sais… De t’avoir forcé, à Paradis.

— De quoi tu parles ?

— De nous. De la dernière journée là-bas, en particulier. Je suis désolée de ne pas avoir été à la hauteur, de ne pas avoir vu que tu étais déchiré en deux et de t’avoir forcé à être intime avec moi. Je m’en veux. J’aurais dû…

— Je t’interdis de penser que tu m’as forcé à faire quoi que ce soit !

Il me lâche, passe une main sur sa bouche en calant l’autre sur sa hanche. Declan inspire en baissant les yeux. Incapable de suivre sa logique, je bredouille :

— Tu m’as reproché de l’avoir laissé me toucher avec tes mains.

— Non, le reproche ne t’était pas adressé. C’était à moi que je parlais. Je sais que c’est bizarre. J’étais confus, les émotions étaient brutes. Les souvenirs revenaient par blocs entiers… J’ai dit des trucs sans réaliser que c’était à voix haute. Tu n’as rien forcé. À Paradis, je ne voulais pas que l’agent te touche parce que…

Il s’interrompt et se ronge la lèvre inférieure. Sa main vient à nouveau à la rencontre de la mienne.

— Parce que je ne voulais pas qu’il le fasse à ma place.

Le soulagement est colossal. Une pression dont je n’avais pas vraiment pris l’ampleur soulage ma poitrine. Il me fixe d’un air im­passible, guettant ma réaction. J’ose poser ma paume sur sa joue.

— C’était toi. Tu étais là. Tu m’as appelé ton étoile, ta muse, comme dans l’article de l’Indépendant. C’était toi, même si tu ne contrôlais peut-être pas tout ce que tu disais ou faisais. C’est avec toi que j’ai fait l’amour ce jour-là parce qu’entre le programme et toi, je ne voyais plus les limites. Tu les as effacées jusqu’à revenir. Je n’ai jamais vu de « il ». Je n’ai jamais vu que toi, Declan.

Son souffle se fait court. Il a toujours du mal à gérer ses émotions, même si cela s’améliore progressivement. Je recule et attends qu’il se reprenne. Ses doigts se resserrent encore sur les miens quand il murmure :

— Je voudrais que tu viennes avec moi. Néanmoins, tu seras plus en sécurité avec Val et Umy.

— Je pars avec toi, avec ou sans puce activée. Je reste avec toi. Tu es mon mari.

— Je n’en suis pas sûr.

Son genou se met à trembler contre le mien. Je n’aurais peut-être pas dû m’aventurer sur ce terrain-là, toutefois, quitte à y être, je me lance :

— Qui a choisi ma robe de mariée ?

— C’est moi. Nos alliances aussi.

Il caresse l’anneau autour de mon doigt sans me quitter des yeux. Mon cœur bat la chamade. Tout ce qui était dans le contrat de l’AGRCCP n’était pas faux de bout en bout ? Quelque part, je suis soulagée. Ça veut dire qu’il a tout de même eu un certain poids dans sa rédaction. Il faut que je reste prudente.

— Démétri, c’est ton vrai prénom ?

— Non, je m’appelle Declan. Démétri Lebon était mon identité lors de mon séjour ici, il y a quelques années.

— Le contrat que j’ai signé, c’est toi qui l’as paraphé ?

— Oui. Et Rivage Blanc, c’est vraiment… Je veux dire… C’était chez mes parents, avant, il y a longtemps. D’une certaine façon.

— C’est ton identité d’emprunt qui a été utilisée. J’ai signé ce contrat avec toi. J’ai porté ta robe, je porte ta bague. Tu es là, tu l’as toujours été. Si tu as besoin de temps pour savoir comment considé­rer notre mariage, d’accord. Sache tout de même que pour moi, quelle que soit ta décision, tu resteras mon partenaire.

Ses bras se referment autour de mes épaules. La sensation familière de son corps contre le mien et l’odeur de sa peau me donnent envie d’oublier toutes ces histoires de puces. Il y en a trop, que ce soient celles de géolocalisation, celles implantées dans nos hanches ou celle de simulation, perdue avec Joan Fill. Et encore, c’est sans compter les implants sous-cutanés de mes avant-bras pour les tran­sactions de la vie courante ou l’exosquelette de ma montre, ISC devenus communs sous les dômes de verre CARP ces dernières années. Trop tôt à mon goût, il met fin au câlin. Néanmoins, il m’adresse un petit sourire.

— Merci.

***

De sombres silhouettes enserrées dans des combinaisons de lanières rouges me poursuivent sur un sol glissant jusqu’à ce que je me rende compte que c’est du sang et pas de l’eau qui m’éclabousse à chaque pas. La faucheuse aux cheveux rouges m’attrape, porte un doigt à ses lèvres : « Dors, sucre d’orge »

Je me réveille en sursaut. Declan dort sur le ventre, une jambe par-dessus sa couverture. De son lit, nous sommes tellement proches qu’il lui suffit de tendre le bras pour m’atteindre.

— Je suis là. Dors, princesse.

Je calle sa main sous ma joue pour me rassurer. Plus je fais ce cauchemar et plus j’acquiers la certitude que cette faucheuse qui apparaît dans mes rêves est celle qui a enlevé Declan avant son Opération. Néanmoins, c’est trop tôt pour aborder le sujet. Pour une fois, il va falloir que je retienne ma curiosité.

Tout ce qui importe aujourd’hui, c’est que nous sommes ensemble, et en vie.

***

Il fait moins froid aujourd’hui, mais suffisamment pour que nous soyons les seuls à nous installer à la terrasse du Gulliver. Depuis le câlin inattendu de la veille, Declan évite soigneusement tout contact. Même s’il parle plus facilement, c’est oppressant. Sans grande conviction, je lui demande :

— Tu crois que les tagliatelles au saumon sont bonnes ?

— Elles ne pourront pas être meilleures que celles de Val.

— À quel moment mon prince a-t-il osé cuisiner des tagliatelles au saumon sans que je sois présente pour en manger ? Il va m’en devoir une !

Ma tentative d’humour tombe à plat. Elle semble même le déstabi­liser. Sans réponse de sa part, je commande un gratin de pommes de terre aux lardons et salade, de l’eau et le dessert du jour : une mousse au chocolat. Quand je désactive l’écran, il chuchote en jouant avec son couteau.

— C’était en juin, l’année dernière. On s’était fait mettre à la porte par le personnel parce qu’on avait dépassé les heures de visite à l’hô­pital. Val nous a préparé ça en deux temps trois mouvements, chez lui.

Il fixe obstinément le couvert qui tourne sur place sous l’impulsion qu’il lui donne. Je n’arrive pas à croire ce qu’il vient de m’avouer.

— Pourquoi tu n’es pas plutôt venu me voir une fois que j’étais réveillée ?

Il relève les yeux vers moi, visiblement étonné.

— Tu ne m’en veux pas ? Tu ne me connaissais pas.

— Toi non plus, pas plus qu’à l’interview.

Il se mord la lèvre et détourne les yeux. C’est un signe de nervosité chez lui, nullement une tentative de séduction. Je l’ai vite compris, bien que je n’arrive pas à cerner ses autres réactions. Il se redresse tandis qu’un homme avec un imperméable gris attrape une chaise et s’installe avec nous. Les bras croisés sur la table, son cou est crispé. Rides aux coins des yeux et cheveux comptant quelques rescapés bruns dans une masse grisonnante, son allure générale laisse penser qu’il doit être dans la cinquantaine. Par-dessus son masque, l’homme me lance un regard rapide et murmure :

— Elle ne passera pas. Déjà pour toi, ça va être compliqué.

— Elle vient avec moi où on se débrouillera sans vous, Flo.

— Aucun de vous ne passera avec les mouchards.

— Alors, on se fera arrêter.

— Tu as perdu la tête ? S’ils mettent la main sur toi… Elle aussi ?

— Non. Je dois rentrer. Vous êtes avec ou contre moi ?

De quoi ils parlent ? Le type recule, glisse la main dans son imper pour en sortir un papier sur lequel il griffonne.

— Nous sommes du même côté. Malgré cela, faire bouger tout le réseau en si peu de temps, c’est très risqué. Dono pourrait t’aider, c’est un des meilleurs ici.

— Surtout pas ! Laisse-le en dehors de ça. Protégez-les et ne leur dites pas que nous sommes là.

— Ça m’aurait étonné. Faites-vous discrets. Dans deux semaines, c’est jouable.

— Je t’ai dit qu’on a une date limite. Il faut qu’on s’en aille ce soir.

Flo secoue la tête, rature son papier avant de le donner à Declan.

— Vous êtes cinglés.

Ce sont ces derniers mots avant qu’il ne s’en aille. L’entrevue a duré à peine une minute de bout en bout. Declan jette un coup d’œil au mot avant de sourire. Le serveur sert nos plats. Après son départ, mon partenaire se lève, vient dans mon dos et fait tourner la bague de prise de vue à ma main :

— Souris, ma princesse. C’est notre photo d’adieu aux coupoles.

Ses lèvres sont douloureusement proches des miennes. Je crève d’envie de franchir les quelques millimètres qui nous séparent lorsqu’il se penche pour effleurer ma bouche. Il enclenche la prise de vue et recule. Il se moque de moi ? Je passe une main derrière sa nuque pour lui rendre son baiser. Il saisit ma taille et me colle à lui. C’est si intense et soudain que j’en oublie de respirer. Quand il s’éloigne, il semble mesurer chaque mouvement.

— Ça va ?

— Oui. Je… C’est encore dur de gérer les contacts physiques.

La gêne me fait perdre la voix. Patience. Il rejoint sa place et le silence règne entre nous tout le long du repas, jusqu’à ce que mon dessert arrive. Declan reluque mes deux coupes en grimaçant.

— Je vais enfin tenter ce drôle de mélange. Écœuré ?

— Justement, non.

Il paraît contrarié de ne pas l’être. Je plonge ma cuillère dans les deux récipients et dois me retenir de rire face au regard partagé entre l’envie et l’agacement de mon partenaire. Il épie chacun de mes gestes et ma réaction dès lors que la glace, froide et à la saveur intense de fraise, se mêle à la mousse chocolatée trop ferme et trop sucrée à mon goût. C’est sans aucun doute son dessert préféré, agent ou pas.

— Ce n’est pas aussi bizarre que ce que j’imaginais. Ce serait cer­tainement meilleur avec la mousse au chocolat de mamie Lili.

Declan détourne les yeux vers la rue pour scruter les passants. Les gens continuent leur chemin sans prêter attention à nous tandis que je déguste mon dessert. Enfin, je soupire et repousse mes coupes à moitié pleines. Mon partenaire me fusille du regard.

— Ne fais pas exprès. J’ai bien compris ton petit jeu.

— Quel jeu ? Je n’ai plus faim, c’est tout. Tu veux finir ?

L’innocence même. Tu parles d’une comédienne ! Comme si je lui imposais la corvée de tout terminer, il s’empare des deux coupes et gémit de satisfaction dès que la mousse au chocolat lui effleure le palais. Cette fois, je ris.

— Ce truc aura ma peau. S’il y a bien quelque chose qui va me manquer, c’est ça. Le chocolat n’est pas aussi bon à la maison. J’ai avalé des tonnes de mousse quand j’habitais ici. Ça nous est même arrivé de n’avoir que ça à manger pendant toute une semaine. Je ne m’en lasserai jamais.

Il sourit, l’air nostalgique. Qui désigne le « nous » ? Je dois me mordre la langue pour ne pas lui poser la question.

***

De retour à l’hôtel, Declan me demande l’accès à ma montre sous-cutanée. Comme il fait glisser ses doigts sur mon avant-bras, je peux profiter béatement de sa proximité. Ce n’est que lorsqu’il matérialise l’écran et ouvre une fenêtre sur le Fil intercoupoles que je m’étonne :

— Je croyais que son accès était restreint, ici aussi ?

— Quelques hacks suffisent pour y accéder. C’est tellement simple que je ne sais même pas si on peut appeler ça du hack !

Il sélectionne la photo prise au Gulliver et y ajoute un bandeau : « Jusqu’aux étoiles… »

— Tu veux publier ça comme ça ? C’est un peu osé, non ?

— Ça l’aurait été si c’était une photo du baiser qui a suivi.

Le sourire discret, il valide l’envoi alors que sa réflexion enflamme mes joues. Immédiatement, des commentaires de lopistes s’amon­cellent sous la publication : « Vous êtes dans quelle coupole ? #Wax&Declanforever ; — Complètement fan #Lovin’Wax ; — Où sera la prochaine démo de prog ? #ProgAFond ; — C’est beau de vous voir vous aimez comme ça ! #Wax&DeclanDansLesEtoiles »

Les messages affectueux des lopistes, ceux qui suivent autant mon travail que ce que je laisse voir de ma vie privée, submergent les mécontents d’une telle démonstration d’affection sur le réseau. Declan indique que nous sommes encore en repos pour quelques jours. Puis, il annonce que nous révélerons bientôt les détails de démonstrations de programmation dans de nouvelles coupoles. C’est difficile de le voir décrire un futur qui n’aura jamais lieu.

Un message s’affiche en surbrillance car venant de contacts favo­ris : « Tu nous manques, princesse #PasdEtoilesSansWax ».

Umy et Val sont rentrés à Andromède depuis longtemps. Comment ont-ils fait pour se connecter au réseau ? Sans doute comme nous, en contournant le système de restrictions. Declan tape une réponse : « Vous me manquez aussi. Declan aurait encore voulu des taglia­telles aux saumons. #OnVousAime #EtoilesDeWax » Je m’inter­pose avant qu’il ne réponde.

— Tu veux essayer de leur faire comprendre ?

— S’il te plaît… Ce sont mes amis aussi. Je vais les laisser derrière moi autant que toi.

Attendrie, je valide le message. Declan ferme les yeux en soupi­rant. Aussitôt, la réponse apparaît : « Mousse au chocolat en dessert ? » Cette fois, je réplique : « La mousse au chocolat, il n’y a que ça de vrai ! ; — Pas de blague sur Mars, vous arrivez quand ? #Impatients #Umy&ValOfficiel.

Declan rédige en serrant les dents : « Ensemble dès que possible. Pas encore de date. #LopiTour #Wax&DeclanOfficiel »

Il nous déconnecte et ferme la fenêtre avant de voir une éventuelle réponse. J’ai la gorge nouée. C’était peut-être la dernière communi­cation avec nos amis.

— Il est temps d’y aller. On a une bonne demi-heure de marche pour atteindre le lieu de rendez-vous.

— On doit apporter quelque chose avec nous ?

— Rien de plus que ce qu’on a habituellement. Ça va être assez compliqué de passer de l’autre côté, il ne faut pas s’encombrer d’ob­jets inutiles.

— Ça va être si difficile que ça ?

Declan se tourne vers moi, la main sur la poignée de la porte.

— Dans un sens ou dans l’autre, oui.