Netras – chapitre 11

Contrat

Une secrétaire m’a appelée hier soir, alors que nous inaugurions mes verres à vin pour célébrer les fiançailles de mes amis. Elle m’a dit d’une voix nasillarde d’être à mon bureau pour huit heures trente ce matin.

Ne sachant pas si j’aurai l’occasion de les revoir avant de partir me marier à un inconnu, j’ai embrassé chacune des personnes présentes chez mes parents avant de rentrer à Gambetta. De combien de centi­mètres aura grandi Loukas la prochaine fois que je le serrerai dans mes bras ? Qui sait seulement si je le reverrai un jour ?

C’est à ça que je pense en suivant Quetty dans le dédale de couloirs de l’AGRCCP. Novak l’a envoyée me chercher à mon bureau. Dire que je suis nerveuse ou tendue ne rend pas justice à l’état dans lequel je me sens.

Selon les instructions de la veille, j’ai dans les mains toutes les puces du PNI. Impatiente, je m’inquiète pour tout et n’im­porte quoi. Par exemple, l’agent aura-t-il une apparence suffi­sam­ment jeune pour prétendre à un mariage ? Je n’ai même pas pensé à demander son âge. Novak pouvait-elle seulement me le dire ?

Je serre les doigts sur le boîtier. J’ai laissé la pochette avec l’inscription du nom du programme à Gambetta. Il faut que je m’en détache pour pouvoir trouver un nouveau nom à l’agent lorsque le moment sera venu. Ce volontaire qui a choisi de sacrifier sa mémoire et sa personnalité pour le bien de l’humanité.

À côté de ça, je me sens bien minuscule avec mes enchaînements de lignes de codes.

Enfin, l’assistante s’arrête et active une porte d’un coup de poignet. J’entre dans l’ascenseur avec elle, si minuscule que nos épaules se touchent. Quelques secondes avant que la cabine ne s’immobilise, Quetty chuchote :

— Surtout, vous ne le connaissez pas.

Je n’ai pas le temps de lui demander de quoi elle parle qu’elle sort déjà et annonce :

— Programmatrice Wax Lopi, créatrice de l’unique Programme Netra Infiltré.

Dans sa bouche, mon boulot sonne super important. J’inspire pour me donner du courage et franchir le seuil. La pièce est lumineuse, de taille moyenne, les murs peints d’une couleur ocre que je ressens oppressante. Une large table ovale occupe tout l’espace.

— Bienvenue, madame Lopi, m’accueille un homme avec un fort accent chantant. Je suis Jacob Ubontati, votre contact avec Orion. Asseyez-vous, je vous en prie.

Je jette un œil autour de la table sans comprendre Quetty. Je ne le connais pas du tout. Malgré ou à cause de sa corpulence au ventre proéminent, il a un visage avenant, un nez empâté et les cheveux coupés ras, quoi que pas suffisamment pour ne pas laisser deviner sa calvitie. Il attend que je m’assoie pour re­prendre sa place à ma droite.

Devant moi, la directrice se tient de biais, les doigts joints devant son visage, les coudes posés sur des accoudoirs, assise au fond de son fauteuil. Elle semble tendue. Une autre femme se trouve sur ma gauche. Petite, le visage rond, son expression est rendue sévère par ses lunettes à armature rouge et son chignon blanc strict. Elle n’a pas l’air heureux d’être là.

L’assistante s’installe debout entre Novak et l’homme, arrangeant des masses de papiers.

— Bien, nous allons pouvoir commencer, annonce le type. En présence de Lectra Novak, Directrice et Bienfaitrice de l’Agence Gouvernementale de Réhabilitation des Criminels Condamnés à Perpétuité d’Andromède, Membre supérieure de l’Institution des sciences des coupoles Andromède et Jupiter ; de Denna Griffin, Membre éminente de la présidence d’Andromède ; de Wax Lopi, Programmatrice et créatrice du premier Programme Netra Infiltré ; de moi-même, Jacob Ubontati, Membre éminent de la présidence d’Orion et Membre de la Commission des Affaires Intercoupoles, je déclare cette mission de l’agent Programme Netra Infiltré ouverte.

Je retiens mon souffle en comprenant ce qu’il se passe. Nous allons signer le contrat, là, tout de suite. Ce qui veut dire que nous allons lancer le PNI dans la foulée, là, ce matin.

Ma parole, je n’avais pas prévu ça !

— Je voudrais prendre connaissance du rapport préliminaire établi avec le sujet 13, réclame Denna Griffin dans un claquement de langue.

Quetty attrape le premier dossier sur la pile de ceux qu’elle porte et fait le tour de la table pour le lui donner. Je profite du temps que prend la femme pour lire les pages pour me recentrer. Elle demande finalement :

— Qu’est-il advenu de cet homme ?

— Il a été réinitialisé et intégré au programme de réhabilitation classique après avoir brillamment rempli tous les tests supplémen­taires que vous avez exigés, Denna, répond Lectra Novak.

Elles échangent un regard sans équivoque : ces deux-là ne s’aiment pas. Je demande à voir le rapport, curieuse de savoir quel genre de tests supplémentaires ils ont fait passer à Declan 13. La dame aux cheveux gris rend le livret à la secrétaire qui me le porte.

Affreusement consciente que je suis observée de toute part, je découvre un tableau où les croix s’enchaînent dans la colonne qui indique « validée ». J’y reconnais dans un premier temps les questions tests que je lui ai moi-même posées. Ensuite, il y a tout un volet sur ses conditions et capacités physiques, puis des tests d’aptitude au combat à mains nues, à l’arme blanche et au tir avec des armes en tout genre.

Le dernier volet est consacré à la capacité et à la stabilité émotionnelle du sujet 5623-PNI13. Je frémis. Declan 13, pas sujet PNI13. Je survole les énoncés pour ne pas prendre trop de temps, remercie la secrétaire et lui rend le dossier. Une fois assuré que nous n’avons pas d’autre demande, Jacob Ubontati reprend la parole en lisant le texte affiché devant lui.

— La présente mission engage Wax, Lopi, Programmatrice et créatrice du présent Programme Netra Infiltré, née le neuf février deux-mille-cinq-cent-trente-huit en la coupole d’Andromède, et Démétri, Kliff, Lebon, Agent de sécurité engagé, né le vingt-trois mai deux-mille-cinq-cent-trente-cinq en la coupole d’Orion, à être liés aux services de l’Agence Intergouvernementale de Réhabilita­tion des Criminels Condamnés à Perpétuité, et ceci jusqu’à ce que la mission décrite ci-dessous qui leur est confiée soit remplie. Madame Lopi, avez-vous des modifications à apporter à vos informations personnelles ?

Je secoue lentement la tête par la négative. Démétri. Il s’appelle Démétri. Il est à peine plus âgé que moi et est devenu Netra. Lectra Novak ferme les yeux en serrant la mâchoire. Sa contrariété s’affiche ouvertement le temps d’une inspiration, puis elle se reprend. Elle ne devait pas non plus s’attendre à ce qu’il soit si jeune.

— Parfait, continuons, relance Ubontati. La mission consiste à récupérer et remettre la puce volée au siège de l’AGRCCP d’Andromède, le trois décembre deux-mille-cinq-cent-cinquante-cinq, à la directrice Novak ici présente, à tout autre directeur d’une AGRCCP ou à moi-même. Chaque agent déclare être équipé d’une puce de géolocalisation Artifax-911 de série trois, indiquée par un tatouage indélébile sur la hanche droite pour madame Lopi, sur la hanche gauche pour monsieur Lebon. Est-ce exact pour vous, madame Lopi ?

— Oui, monsieur.

— Parfait. Les deux agents devront mettre en œuvre tous les moyens à leur disposition pour atteindre leur objectif, notamment la contraction d’un mariage dans les soixante-douze heures suivant le début de la mission, sous le regard de messieurs Umy Cliron et Valentin Drumst qui seront leurs témoins, et ceci afin de posséder une couverture autant médiatique qu’utilitaire pour la mission. Cela est-il correct, madame Lopi ?

Je n’ai pas eu le temps d’annoncer mon mariage imminent à Umy et Val. Je ne sais absolument pas s’ils accepteront ou pas cette comédie. Pourtant, je réponds d’une petite voix :

— Oui, monsieur.

— Le voyage des agents jusqu’à la coupole Capricorne de l’hémis­phère Sud sera organisé pour débuter dans les cinq heures suivant la cérémonie et tiendra lieu de voyage de noces, continue-t-il en accé­lérant son débit de paroles. Sur place, l’agent Netra devra fournir à l’Agence un rapport hebdomadaire envoyé au cours de la journée du dimanche de chaque semaine qui fera état de l’avancée de leur mis­sion. Un programme spécifique a été intégré au boîtier de configu­ration de l’agent Netra confié à l’agent Programmatrice pour remplir cette tâche. Le Fil sera un moyen de communication crypté approuvé en cas de défaillance du programme de communication du boîtier de configuration de l’Agent Netra. Aucune communication directe sur l’objectif de votre mission ou qui pourrait mettre en péril la bonne conduite de celle-ci, de quelque type que ce soit, ne sera tolérée.

Il se racle la gorge, lance un regard à ma directrice avant de poursuivre :

— Il est noté que l’intégralité des dépenses faites par le couple pendant toute la durée de leur mission sera prise en charge par le bureau des affaires Intercoupoles d’Orion. En cas de désobéissance flagrante ou de tentative de désertion de la mission, le présent contrat sera déclaré nul et non avenu. L’Agence AGRCCP Andromède se réserve le droit de décider d’utiliser ou non les puces de géolocalisation au cours de la mission.

Jacob Ubontati reprend son souffle un instant avant de poursuivre :

— Madame Lopi, déclarez-vous être en bonne santé mentale et physique, comprendre et approuver les différents points que je viens d’énoncer et qui représentent les conditions posées par l’Agence d’Andromède et le pôle Sécurité Intercoupoles du gouvernement d’Orion pour vous engager dans cette mission classée Secret Intercoupoles ?

— Oui, réussis-je à affirmer d’une voix qui, par miracle, ne tremble pas autant que mes mains cachées sous la table.

Jacob lit ensuite mes propres conditions, dont le choix du prénom du Netra. Cette dernière clause fait décoller les sourcils de Denna Griffin.

— Pourquoi vouloir lui choisir un prénom ? Ce pauvre garçon en a déjà un ! Il en a même deux !

Je reste regarder la femme sans ciller. Je ne savais pas que je connaîtrais le nom et le prénom de naissance de l’agent. Je n’ai jamais eu accès à ces renseignements-là, à aucun moment dans ma carrière. Quoi qu’il en soit, il est hors de question que je me justifie de quelque sorte que ce soit devant elle, surtout pas pour dévoiler mon ignorance. Le silence est pesant et la vieille femme finit par céder d’un geste de la main. Comme si elle avait le choix.

— Bien, madame Lopi, continu Jacob Ubontati. Toutes vos demandes ont été approuvées. L’agent qui va vous accompagner dans cette mission a souhaité vous faire parvenir une lettre que voici. Il a également émis quelques souhaits à votre égard.

Quetty me remet une enveloppe fermée. Jacob, lui, reprend sa lecture :

— Démétri a demandé à prendre votre nom de famille lors du mariage. Accédez-vous à cette demande ?

Ma bouche s’assèche. Il ne m’est jamais venu à l’idée qu’il aurait le droit d’émettre ce genre de demande ou de me faire parvenir un message avant de se faire opérer. C’est normal pourtant, puisque j’ai moi-même eu l’occasion de le faire. Dire que je n’ai même pas pensé à lui adresser un mot alors qu’il m’a fait parvenir une lettre. C’est tellement étrange. Pourquoi pas une vidéo beaucoup plus classique ?

— Madame Lopi ?

— Oui. Je suis d’accord, oui.

— Le jeune homme a également… Eh bien… Il a pris la liberté de choisir vos tenues de cérémonie et vos alliances, si vous les acceptez. Il a aussi demandé à ce que vous conserviez les anneaux après votre mission.

J’ai un poids dans la poitrine. Il a pensé à tellement plus de détails que moi ! Je ne me suis même pas posé la question de porter une robe de mariée. C’est un faux mariage, à quoi bon ? Il faut croire que ça lui tenait à cœur. Et puis je suppose que ça ajoutera une touche d’authenticité à l’évènement. Quant aux bagues, garder un souvenir de ce garçon, si j’en ai l’occasion, sera plus qu’un honneur.

— Je n’y vois aucun inconvénient.

— Il a également demandé que votre mariage soit célébré à la coupole de Cassiopée, au domaine de Rivage Blanc.

Là, j’entrouvre la bouche de surprise.

— Ça ne posera pas de problème de faire aller Umy et Val jusqu’à là-bas ?

— Non, répond Lectra Novak. C’est une condition qui a déjà été approuvée. Nous ne vous demandons votre avis que parce que Démétri l’a exigé. Si vous refusez, il vous reviendra de choisir un endroit adapté à l’évènement selon les mêmes conditions que lui.

Autrement dit, dans une autre coupole afin que le reste de ma famille ne puisse pas s’inviter au mariage à la dernière seconde.

— Je serais ravie d’accéder à sa demande.

Jacob coche trois cases sur le papier qu’il tient devant lui.

— Enfin, le dernier point, à titre informatif puisque vous le connaissez déjà. Démétri a demandé que ce programme soit le seul qu’il intégrera. Il refuse toute personnalité différente que celle du PNI. Avez-vous bien fait la modification requise ?

Un frisson me glace le sang. Vivra-t-il plus, autant, ou moins longtemps avec le PNI qu’un Netra sous programme classique ? Je hoche la tête pour confirmer à Jacob Ubontati que j’ai bien apporté le blocage. Une mise à jour des données de la S.I. est nécessaire, et je me retrouve à devoir lui confier l’une des précieuses puces.

Je suis mal tout le temps de la manipulation pendant laquelle Lectra m’affirme qu’elle a elle-même vérifié la MAJ avant que je n’arrive. Il n’empêche que je demande à examiner la puce une fois le transfert terminé.

La directrice s’impatiente. Je m’en contrefiche. Je ne veux pas qu’une ligne malvenue fasse foirer l’installation. Après vérification, tout me semble correct et Monsieur Ubontati me rend la puce qui reprend sa place dans mon boîtier.

La secrétaire se met aussitôt à faire passer les papiers. Ça nous prend un temps fou de tout parapher et signer en quatre exemplaires à côté des émargements de Démétri Lebon. Monsieur Ubontati récupère tous les dossiers à la fin et Denna Griffin m’interpelle :

— Êtes-vous prête à lancer ce programme, madame Lopi ?

— Je… Heu… Oui, je suis prête.

— Bien. Veuillez me suivre, Programmatrice Lopi, m’invite Jacob. Lectra, Denna, je vous souhaite une bonne journée. Quetty, soyez gentille d’apporter toute cette paperasse à ma chambre d’hôtel.

La secrétaire hoche la tête et s’en va prendre son tour à l’ascenseur. Denna est la première à remonter, seule. Puis la directrice et Quetty, en même temps. Je reste avec Jacob Ubontati dans la pièce qui me semble de plus en plus étouffante.

— Prête à rencontrer votre partenaire ?

Qu’il emploie ce terme plutôt que celui d’agent ou – pire ! – « sujet » le fait monter dans mon estime. Je prends mon dossier et il ouvre une porte dérobée sur une pièce aussi claire que la première, à la différence que les murs ici sont d’une blancheur chirurgicale.

Un bureau en véritable bois de merisier, aux rebords et aux pieds finement ciselés, fait face à une banquette aux accoudoirs travaillés de la même façon et à une table basse dans le même style. Dessus se trouve un petit appareil noir, de la taille de mon vieux smartphone. Ce doit être le boîtier de régulation.

Il est là, installé dans un fauteuil incliné qui nous tourne le dos. Je ne vois que son bras, sa veste à manches longues laissant deviner un costume gris foncé.

— Je vais rester avec vous jusqu’à votre départ pour Cassiopée, m’apprend Jacob. J’y célébrerai votre mariage. Je vous en prie, Programmatrice Lopi.

Il me désigne le fauteuil où se trouve mon partenaire de mission. Mon sang bouillonne dans mes veines. Je n’aurais jamais cru être aussi stressée au moment de le rencontrer.

Mon état ne s’améliore pas quand je découvre son visage.

La courbe nette et bien dessinée de sa mâchoire, ses lèvres pleines, ses longs cils fournis provoquent en moi un vertige. Je m’accroupis et frôle sa main posée sur l’accoudoir en sentant la tête me tourner. Ses cheveux bruns sont tondus très court, au point que je vois son crâne.

Mes doigts serrent les siens qui restent immobiles. Je dois mobiliser toute ma volonté pour ne pas me mettre à hurler. Il est plus mince que dans mon souvenir, mais il n’y a aucun doute. Aucun. C’est Declan.


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