Accro
Si j’avais su que ça faisait si mal de se faire raboter un os, je n’aurais pas accepté aussi facilement de m’y faire implanter une puce.
Un tatouage à l’encre noire indique son emplacement sur ma hanche. Il n’a rien à voir avec un tatouage classique de marquage Transit. L’encre définitivement installée sous ma peau représente la moitié noire d’un symbole yin-yang, un synonyme de paix du temps de l’Ancien Monde. Au moins, ce n’est pas un signe de guerre !
Hormis ce dessin bizarre, je n’ai aucune séquelle visible de l’intervention. Malgré cela, la zone a été rouge et sensible pendant plusieurs jours, en plus de la douleur dès que je posais le pied par terre.
Ma souffrance n’est pas passée inaperçue à mes deux amis. J’ai cru qu’Umy allait me faire un malaise lorsqu’il a vu le tatouage sur ma hanche. Il est devenu plus blanc que sa chemise quand je lui ai montré et Val a éclaté de rire à sa réaction. Au moins, la signification du symbole m’a aidée à justifier l’apparition plutôt soudaine du dessin sur ma peau.
Et puis je leur ai vaguement parlé d’un nouveau projet que m’a confié l’AGRCCP. J’en ai dit le moins possible pour qu’ils ne me grillent pas à leur mentir.
La deuxième chambre de la maison déborde de classeurs et de notes numériques, de papiers dispersés qui entourent mon bureau, alors que je déserte le reste du monde. Je ne dors plus que par phases de deux ou trois heures ou m’effondre parfois quelques minutes, devant mes écrans.
Heureusement, Priscilla a installé un lit d’appoint à côté du mien. La coach que m’a trouvée la directrice est une vraie perle perverse. Trois jours après qu’elle ait commencé à venir toquer à ma porte à toute heure du jour et de la nuit, je ne la supportais déjà plus. Malgré mon sale caractère, elle tient bon. La plupart de nos échanges se limitent à :
— Mange.
— Je n’ai pas faim, Priscilla.
— Tu dois manger, Wax. Avale ça.
Priscilla Zelman a des cheveux blonds aussi longs que les miens avant que je ne les coupe, en bien plus disciplinés. Toujours attachés par un élastique, jamais dans ses yeux, même lorsqu’elle m’accompagne dans mes exercices, ce détail m’agace. Ses iris sont du bleu le plus pâle que j’ai jamais vu. Elle a un visage assez carré pour une fille, tout en restant très féminine.
Elle est aussi super grande. Près d’un mètre quatre-vingt-dix, je pense, puisqu’elle dépasse Val de peu. Je ne me suis jamais considérée comme petite, cependant mon mètre soixante-huit me semble bien minuscule à côté d’elle si elle porte des chaussures à talons en plus.
Sa présence n’a pas été facile à justifier aux garçons. Néanmoins, lorsqu’ils ont vu l’énergie que monopolisait mon « nouveau projet », ils n’ont plus posé de questions. Ça fait presque deux semaines qu’elle est là, à veiller sur moi. Ils ont bien été obligés de s’y faire. Ils arrivent toujours à passer, je crois. Je suis tellement plongée dans mes lignes de code qu’à leur dernière visite, je ne me suis rendu compte qu’ils étaient venus qu’après qu’ils soient partis.
Je finis toujours par avaler l’infâme bouillie énergétique que Prisci me prépare. Lors de notre rencontre, je l’ai prévenue que je râlerais quoi qu’elle me propose. Même si elle m’agace la plupart du temps, au fond, je suis bien contente qu’elle soit là. Elle me pousse à faire des pauses pour dormir et sortir courir régulièrement. Je rame dur derrière elle qui tient une forme formidable. Grâce à tout ça, mon projet avance bien.
J’avance. J’en perds parfois un peu la tête, mais j’avance.
***
C’est sombre. Seuls les écrans matérialisés éclairent mon antre. J’allume la lumière quelques secondes, l’éteins avant d’illuminer les cent-cinquante-six symboles de mon clavier de prog d’un passage de poignet.
— Bonjour Declan.
— Bonjour, Wax, me salue Emma. Je ne détecte aucune autre présence…
Je lui coupe la chique. J’ai l’habitude de donner un nom aux personnalités que je crée. Je déciderai sans doute du prénom de mon futur époux inconnu en voyant sa tête. En attendant, j’ai baptisé la personnalité que je monte à coups de lignes de code « le programme Declan ».
Je sais que c’est puéril de me dire que ça me portera chance dans ma mission, d’espérer que me répéter son prénom toute la journée insuffle un cheveu de la personnalité du Declan que je connais à mon programme. Nous n’avons toujours pas de nouvelles de lui, que ce soit sous une identité ou une autre. Je m’inquiète à en cauchemarder la nuit, à lui parler le jour.
— Voyons, où j’en étais avant que Prisci ne me force à aller au lit… Ah oui, cette ligne. Je ne trouve pas comment faire le pont avec cette partie tout en bloquant ces lignes, sans couper le lien avec celles-là. Tu saurais comment faire, toi ?
Bien sûr, personne ne me répond. Surtout pas celui à qui je parle dans le vide. Comment pourrait-il ? Il a disparu. Priscilla frappe à la porte et l’ouvre en grand, allume la lumière avec sa bonne humeur habituelle.
— Non ! Éteins ! Je n’aime pas la lumière allumée !
— Bonjour, madame Zombie ! Tu croyais que je n’allais pas t’entendre te lever ?
Je grogne dans mon fauteuil avant de le faire pivoter, attirée par l’odeur du café frais.
— J’ai trouvé ! Tu es une junkie de la prog, s’amuse Prisci en relevant la tasse hors de ma portée.
— Mon café !
— Et du café !
— Et toi, de la course et de la bouillie ! Donne !
La coach finit par me céder ma tasse. Le liquide chaud me ragaillardit immédiatement. Il est bon. Dans la foulée, elle me tend autre chose.
— Une banane ? Nan ! C’est long ! Il faut l’éplucher et…
Prisci ronchonne et me la met dans la main, prête à manger.
— Je n’aime pas les bananes.
— Tout le monde aime les bananes. Mange ! C’est ça ou une portion de bouillie.
Mes épaules s’affaissent.
— Un petit plat de Val ?
Elle rit. Je ne sais même pas où elle trouve encore la force de rire. Moi, je n’en ai plus envie. Plus jamais. Je veux seulement finir mon programme et partir loin d’ici, d’où Declan a disparu. Partir pour ne plus avoir l’impression de ne servir à rien. Pour arrêter les frenox. Pour essayer de le retrouver, où qu’il soit.
— Waaaax ? m’appelle Prisci. Tu as décroché. Termine ça et je te laisse tranquille jusqu’au déjeuner.
J’engouffre le fruit. C’est pâteux, beurk ! Prisci se marre en voyant ma tête.
— J’aurais préféré la bouillie.
— Je vois ça ! C’est bien, Programmatrice. Bouillie au déjeuner et on va courir dans la foulée avant une petite sieste. Tu n’as dormi qu’une heure, là.
Je hausse les épaules. Je rêve qu’il est mort pendant les attentats, lui aussi. Je ne peux pas dire à mon bourreau sportif que mon sommeil est hanté par le fantôme d’un type que je connais à peine.
— Les rêves sont pires que la réalité, Prisci.
Pour une fois, elle n’éclate pas de rire.
— Je sais, ma jolie. À tout à l’heure.
***
— Wax ?
J’ai les mains dans mes cheveux, collants de sueur. Énervée devant mes écrans, j’envoie bouler Priscilla :
— Quoi ⁈
— Il y a Val et Umy qui…
— Cinq minutes, d’accord ? Je bloque là !
— Justement, une pause serait bienvenue.
Je me retourne pour la dévisager. Une pause ? Les bombes font des pauses ? Non. Qu’elle aille se la prendre là où je pense, sa pause ! Face à ma colère, elle flanche et referme la porte.
***
Elle est là. Dans ma chambre. La femme dans son maudit costume de lanières rouges. Dors, sucre d’orge. Une bouffée de panique me réveille. Le code ne fonctionne pas. Ce n’est pas le bon ! Je me lève, tombe nez à nez avec Prisci dans le couloir.
— Wax ? Qu’est-ce que tu fais debout ? Tu viens de te coucher !
— Il faut que je revoie une ligne. Je me suis trompée sur un code et…
— Non ! Tu t’es couchée il y a dix minutes. Même pour toi, ce n’est pas suffisant. Retourne au lit !
Elle m’emmerde !
— Tu n’es pas ma mère !
— Ta mère est passée hier et tu ne l’as pas calculée parce que tu n’as pas décroché de tes écrans pendant qu’elle était là !
Je grimace. C’était ça, tout ce boucan gênant dans la maison, la veille ? Maman ?
— Laisse-moi seulement…
— Non. No. Niet. Nan. Ket.
Je la regarde en écarquillant les yeux.
— Qu’est-ce que c’était que ça ?
— Un super refus de ta requête de la part de ta super coach, jeune fille. Au lit !
— Cette ligne…
— Personne ne va y toucher à part toi d’ici deux ou trois heures quand tu seras reposée et que tu sauras à nouveau distinguer la porte des toilettes de celle de ton bureau !
Elle a débité ça d’une traite, vraiment énervée. Je regarde les portes autour de moi.
— Ah.
— Oui, ah, ouvre grand la bouche la belle blonde en se moquant de moi. Là, salle anti-zombie, là, toilettes, là, salle de bain, et là-bas, bureau ! Et là, là où tu vas, ta chambre !
Je pouffe. C’est léger, incontrôlé, mais c’est là.
— Je rêve où j’ai réussi à te faire rire ?
— Tu rêves, je dors.
Mais je souris en fermant la porte de ma chambre.
***
— Bien, où je me suis arrêté avant qu’elle ne m’oblige à avaler son infâme bouillie instantanée… Ah oui… Cette articulation. C’est incompatible de joindre cette partie avec celle-ci tout en activant ces lignes sans celles-là. Pourtant, il le faut. T’as une idée ?
Comme chaque fois, le vide ne me répond pas. J’ai complètement désactivé Emma. Je ne parle plus qu’à Declan, celui que j’imagine par-dessus mon épaule, à m’inspirer mes lignes.
Parfois, je jurerais sentir son souffle dans mon cou.
Mais là, je suis fatiguée. Je me laisse tomber dans le fauteuil et frappe la table, envoie mes papiers valser à travers la pièce.
— Je n’en peux plus. Declan, aide-moi. J’n’y arriverai pas, toute seule. Je n’arriverai pas à te retrouver sans l’agent. Je ne suis qu’une Programmatrice, pas une enquêtrice. Aide-moi ! Qu’est-ce que je dois faire ? Où tu es ? Aide-moi…
La tête dans les mains et au bord des larmes sur mon bureau, je désespère chaque jour un peu plus de le revoir. Basculant dans mon fauteuil, mes bras se resserrent sur ma poitrine et je me laisse aller à pleurer. Pourquoi il me manque autant ? Pourquoi je veux tellement le retrouver ? Lui, est-ce qu’il escompte que je le retrouve ? Est-ce que l’agent PNI va seulement accepter de m’aider ?
Il voulait s’en aller, il me l’a dit. Il est peut-être simplement parti, tout seul, et il nous a abandonnés ici avec Umy et Val. Ils espèrent qu’il nous donnera bientôt des nouvelles, eux, refusant en bloc toute autre hypothèse. J’inspire un grand coup pour chasser le doute de sa réalité qui revient au grand galop.
— Non, tu existes. Tu es là, quelque part. Je me fiche d’où tu es, que tu m’attendes ou pas. L’agent PNI va m’aider à te retrouver en même temps qu’on cherchera cette fichue puce. Ça va fonctionner.
La sensation d’une main fraîche laisse la trace d’un frisson sur ma nuque. C’est seulement une illusion. Une autre larme roule sur ma joue. Je rouvre les yeux sans prendre la peine de l’essuyer. Là. Sitma-ré/Omna-ti/Kéva/Loa/ni. Le code manquant de la ligne d’articulation. J’ai trouvé.
***
Priscilla ouvre la porte, un verre d’eau à la main.
— Tes amis sont là. Bois et viens.
— Une minute.
— Non, maintenant. La dernière fois que tu as dit ça, tu es sortie de là trois heures après. Ils étaient partis.
— Tu m’emmerdes !
— Je suis payée pour ça ! chantonne-t-elle joyeusement.
Je la vois sourire du coin de l’œil. Elle pose le verre à côté de moi. Je lui offre un regard noir, mais je crois qu’on est copines. À force de s’envoyer des piques, sans doute. Sa bonne humeur permanente m’exaspère et me tient la tête hors de l’eau à la fois.
Je délaisse mon clavier de prog, dématérialise mes écrans, bois et sors. Mon bureau est, comme à son habitude, plongé dans le noir, et j’ai un mouvement de recul en entrant dans la lumière du salon.
— Tu comptes réellement devenir un zombie ?
Val m’ouvre les bras en souriant. Je l’embrasse sèchement.
— Ou en tas de guenilles ambulantes, me taquine Umy.
— Ça va. Je me suis changée. Ce matin.
— C’est ton survêt d’hier, corrige Priscilla. Celui que tu as enfilé sur le coup de midi. Les garçons, je sors une demi-heure prendre l’air. Veillez à ce qu’elle se nourrisse. Ah et oui, n’oublie pas de leur parler de ton chéri, Wax ! À toutes !
Je me donnerais des baffes. Pourquoi je dois aborder cette partie du contrat avec eux ? Ah oui, parce que j’ai presque fini. Le couple se retourne vers moi en m’adressant un regard commun d’incrédulité, le même dont m’a gratifié Prisci au moment où je lui ai dit que je devais leur parler de mon nouveau copain. J’aboie :
— Quoi ? Vous ne me croyez pas capable de trouver un mec, moi aussi ?
Umy éclate de rire et Val secoue la tête, les mains en avant.
— Franchement, je ne vois pas comment tu aurais pu rencontrer et séduire quelqu’un en étant dans cet état. Tu m’aurais dit que c’était cette pétillante Prisci, encore, elle vit ici… Mais un mec ? Ça implique que tu réussis à voir d’autres gens, actuellement ?
La pique de Val me blesse. Réaction déplacée, puisqu’il a raison.
— Pour ta gouverne, j’ai rencontré quelqu’un. Et je voudrais vous le présenter la prochaine fois qu’il sera dans les parages. Je ne sais pas encore quand. Il a des obligations professionnelles. Sans doute d’ici une quinzaine de jours, trois semaines tout au plus.
Umy ne rit plus du tout. Val esquisse un sourire.
— Et à quoi ressemble celui qui fait battre ton cœur ?
Je lui tire la langue. Je n’en ai pas la moindre idée. Je le rencontrerai certainement à peine quarante-huit heures avant vous. Pourtant, je m’entends déblatérer la petite histoire que j’ai fait valider par Novak :
— On s’est rencontrés à l’AGRCCP. Il avait un déplacement Intercoupoles. Je ne pensais plus le revoir, et puis il m’a envoyé des messages en privé, tout ça… Il ne sait pas encore quand il pourra revenir. On a prévu de passer du temps ensemble à ce moment-là et si tout va bien, je pourrai vous le présenter.
Et me marier. Bien sûr, le mariage sera caduc. La directrice m’a affirmé qu’il prendra fin dès que la mission sera terminée. Un mariage vite conclu, vite défait. Le plus vite possible, j’espère.
— C’est super, même si ça ne répond pas à ma question ! C’est qui ? Il s’appelle comment ? Tu as une photo ?
Je m’agite. Je serais tellement mieux à continuer ma prog…
— Wax ! Ici la Terre ! m’appelle Umy.
Hein ? Ah oui, une photo…
— Je n’en ai pas. Surprise. Et puis si ça ne fonctionne pas entre nous, personne ne sera déçu.
Je décroche encore. Le fumet du ragoût de bœuf préparé par Val se répand dans ma maison et me ramène à la réalité.
— De la vraie bouffe !
— Un repas, oui. Pas de la bouillie, n’en déplaise à Prisci.
Je m’installe sans broncher à table. La viande fond sur ma langue, c’est un délice. Il y a des pommes de terre et des petits légumes dans la sauce qui réveillent mes papilles.
— Il faut qu’il aime le ragoût de Val, m’entends-je dire à voix haute.
— Je nous en préparerai un lorsqu’il sera là, si tu veux.
J’acquiesce et mon ami sourit. Quelle que soit sa tête, il faut qu’il puisse apprécier à leur juste valeur les plats de Val. Je savoure chaque bouchée pour en imprimer la texture, la douceur et le piquant. Les symboles s’enchaînent déjà. Oui…
— C’est forcé, Declan va adorer ça.
Mes deux amis se figent, l’un la fourchette en l’air, l’autre en pleine mastication. J’ai parlé à voix haute. La bourde ! Ils échangent déjà un regard. Je tente de rattraper le coup.
— Non ! Ce n’est pas… Je n’ai pas eu de nouvelles de lui, moi non plus. C’est seulement que… Dans le truc sur lequel je travaille… Enfin…
Umy reprend sa mastication avec un drôle d’air. Il ne me croit pas du tout. Tant pis. Arrivé à la fin de son assiette, mon ami m’observe finir la mienne. À la dernière bouchée, il me lance :
— Tu savais que Declan est allergique aux noisettes ?
— Non.
— Tu sais, maintenant.
— Ce n’est pas lui. Je suis désolée, c’est sorti comme ça, mais… Ce n’est pas lui.
Les larmes me montent aux yeux. Ça fait mal. Je comprends qu’il évite les frenox par tous les moyens. Pourtant, après avoir fait preuve d’autant de courage à me suivre lors de l’attentat, j’aurais aimé qu’il me dise au moins au revoir. S’il ne lui est rien arrivé à cause des faucheurs, me glisse une voix insidieuse.
C’est horrible de ne pas savoir où il se trouve, de ne pas comprendre pourquoi je pense autant à lui. Ça doit être un genre de complexe du héros, un truc comme ça. Umy se lève de table et vient près de moi.
— Pardon, je ne voulais pas te faire de peine.
— Non, c’est moi… C’est une situation compliquée. Tu verras.
J’accroche son bras passé autour de mon cou et me laisse aller contre lui. Nous n’avons pas discuté à propos de Declan depuis que nous nous sommes réconciliés. C’est trop dur de parler de lui. Je fonds inexplicablement en larmes à chaque fois.
Priscilla rentre. Il était temps. À peine a-t-elle passé le pas de la porte que je me lève, embrasse la main d’Umy avant d’esquiver ma coach qui m’interpelle :
— Non ! On va courir !
Je lui claque la porte au nez.
***
Il me faut six jours supplémentaires pour arriver à un résultat satisfaisant. Deux de plus pour tout relire et avoir suffisamment confiance pour appeler Novak et lui annoncer que je suis prête pour le premier essai. Je passe les sept heures suivantes à dormir d’une traite.
Ça ne m’est pas arrivé depuis longtemps. Au réveil, je me sens encore pâteuse de mes cauchemars. Les cernes mauves qui ornaient mes yeux sont tout de même bien moins visibles. Je prends enfin le temps de me relaxer sous une longue et délicieuse douche brûlante. Bien plus fraîche et complètement alerte, Priscilla siffle quand je la rejoins pour manger.
— Tu es méconnaissable, vraiment ravissante ! Presque comme le premier jour !
Presque.
— Merci. J’ai enfin terminé la première partie de mon projet. Ça soulage l’esprit.
— Tu sais parler sans mordre, en plus ! Qui es-tu ? Qu’as-tu fait du zombie du bureau ?
Je ris devant mon bol de lait chaud au miel. Ça fait des semaines que ça ne m’est pas arrivé et ça me fait un bien fou. Je reprends sans doute trop vite mon sérieux.
— Malheureusement, le zombie n’est pas loin. Je dois poursuivre mon travail à mon bureau de l’AGRCCP. Ça veut dire que tu es libre au moins jusqu’à demain matin. Si je ne suis pas rentrée d’ici là, fait un scandale au siège de l’Agence pour qu’ils te fassent entrer dans mon bureau, que tu puisses me forcer à manger ta bouillie infecte.
Priscilla opine en souriant. J’en profite pour la remercier de ce qu’elle a fait pour moi ces dernières semaines, d’avoir supporté mes sautes d’humeur et mon sale caractère.
— Honnêtement, je ne savais pas à quoi m’attendre avec ce poste. Je ne comprenais pas toute la partie « baby-sitting ». Comment quelqu’un peut se plonger dans son travail au point d’en oublier de dormir et de se nourrir ? Si je ne l’avais pas vécu à tes côtés ces dernières semaines, je ne l’aurais pas cru possible.
Je lui raconte en mangeant pourquoi je savais à quoi m’attendre. Mes huit mois de labeur intensif lorsque j’ai intégré le programme de l’AGRCCP, le calvaire de mes parents qui se retrouvaient obligés de m’enfermer dans leur chambre pour que j’arrête de travailler toutes les nuits dans la mienne. Puis, devant le bac à vaisselle, l’épisode plus récent où j’ai fini trois jours à l’hôpital malgré les rappels à l’ordre d’Umy et Val, épuisée et à la limite de la dénutrition.
— Je savais que pour ce projet, il me fallait quelqu’un avec moi. Merci encore, tu n’as pas idée de ce que ta présence représente.
— C’est important pour toi, donc je pense que si.
Je la laisse terminer d’essuyer la vaisselle et sèche mes mains. À dix-huit heures passées, il est plus que temps pour moi de rejoindre mon nouveau bureau. Je rassemble mes affaires dans ma pochette bleue à élastique. Sur le dessus du dossier, j’ai écrit à la main avec un gros feutre noir : Programme Declan.
***
Mon bureau des locaux provisoires du treizième est plus petit, mais tout aussi bien équipé que l’ancien. Voir mieux. Un Netra masculin est allongé en première phase de réveil sur la table d’auscultation. Un boîtier de régulation gît sur le bureau équipé du même pad tactile dernier cri que celui de Novak.
Je pose mon dossier contenant le coffret de puces de l’AGRCCP et les trois de mon programme de personnalité sur le meuble couleur acacia avant de m’installer à côté du type. Il est grand, blond avec la marque d’identification à l’encre violette des Netras sur la joue gauche.
Il a plutôt une tête de Grégory, pas d’un Declan.
Première puce. Le Netra ouvre les yeux lentement, les miens rivés sur mon boîtier. Le stress de l’homme monte. J’interviens sans toucher à quoi que ce soit.
— Bonjour. Je m’appelle Wax. Je suis ta Programmatrice. Tu t’appelles Declan 1. Tu es mon partenaire.
Son stress retombe. Ça fonctionne. Au moins cette partie. Avec lui, pas de questionnaire. Lui, il est Declan 1. Il devra rester Declan 1, quoi qu’il arrive, sans vaciller.
Je vérifie ses bases vitales. Il respire régulièrement, son cœur est constant, ses réflexes plutôt bons. Il parvient à se redresser et à s’asseoir seul au bout d’à peine deux minutes, assez fier de lui.
Je lui expose le texte réglementaire de la situation que m’a confiée Novak pour lui expliquer que nous avons une mission sensible à mener ensemble. À la fin de mon discours, il est un peu stressé et j’ajuste ses niveaux avant de le rallonger.
De retour en phase de sommeil intermédiaire, je transfère les données de la seconde puce de personnalité. Le deuxième éveil se passe aussi bien, toutefois, il me reste encore tout un tas de données à lui faire intégrer, et pas des moindres.
C’est cette troisième puce qui m’inquiète le plus. C’est celle-ci qui doit lui insuffler son autonomie, sa réalité. Qu’il puisse interagir de façon naturelle avec n’importe qui, s’adapter au discours de son interlocuteur, repérer et répliquer à l’humour. C’est de là que dépend son pouvoir de prise de décision qui lui permettra de savoir à quel moment il faudra qu’il se rase, s’il aime un plat, s’il doit s’enfuir à toutes jambes. C’est cette partie complètement inédite qui me tétanise au moment où il ouvre les yeux pour la troisième fois.
Un instant, j’ai l’espoir fou d’avoir réussi du premier coup.
Ma pensée n’a pas le temps de terminer de prendre forme. Declan 1 surcompense. C’est très frustrant. Et parfaitement horrible. Je dois le laisser convulser et attendre de voir si ça va passer, le conduire comme je m’y attends à la mort de la même façon qu’a péri Vingt, sans tenter la moindre intervention. J’ai besoin des données qui s’enregistrent dans le boîtier pour trouver mes erreurs et rectifier les lignes de programmes.
Declan 1 s’est arrêté de respirer depuis plus d’une heure quand j’arrive enfin à appeler le service de la morgue. Avant, je ne pouvais pas. Je pleurais et tremblais trop.
***
▼
Appel à la morgue.
— Lopi, matricule 5623.
— Je vous en fais porter un autre ?
— Oui.
Ce matin, je suis désespérée. J’ai retourné toutes les lignes de codes, d’articulations, de ponts et de connexions dans tous les sens. Declan 12, une femme au teint de porcelaine, vient de réagir comme les cinq derniers. Après avoir bien intégré le programme de personnalité, la Netra n’a pas réussi à assimiler la quatrième puce de données additionnelles du PNI.
Je frappe du poing sur mon bureau à m’en faire mal. Ça fait six jours que les seules choses qui m’empêchent de sombrer dans la folie sont les pauses de trois heures sur vingt-quatre pendant lesquelles Prisci me fait manger, boire, courir, dormir, me laver et me changer. Elle a essayé une fois de me laisser dormir plus que prévu : je l’ai tellement incendiée en m’en rendant compte que j’ai cru que j’avais été trop loin, qu’elle allait me laisser en plan. Elle ne sait rien d’autre sur ce projet que mon obsession pour lui. La pauvre, j’espère qu’elle est bien payée.
Je reprends pour ce qui me semble être la millième fois mes lignes. Je n’y trouve aucun déséquilibre, aucune erreur. J’ai réduit de moitié mon programme de personnalité d’origine. Mon futur partenaire devra décider lui-même s’il aime le ragoût de Val ou pas. Néanmoins, diminuer le volume de données initiales ne change plus rien. À la quatrième des six puces de l’AGRCCP, quelle qu’elle soit, ça ne passe pas. Le Netra rejette tout en bloc et meurt. Ça devrait pourtant passer !
En attendant Declan 13, je relis les ponts que j’ai travaillés pour améliorer la réactivité neuronale, tente un ou deux codes pour finalement ne rien changer. Le nouveau Netra arrive quelque temps plus tard. Une heure ou dix, quelle importance ? Ils finissent tous par convulser.
L’homme est petit et maigrichon. Je ne prends même plus la peine de me demander quel nom leur irait mieux que Declan. Je m’assois à côté de lui, attrape mon bloc et mes puces. Pourquoi ça ne fonctionne pas ? On frappe à ma porte et je crie :
— Quoi encore ?
— C’est l’heure.
Priscilla. Une journée de plus s’est écoulée. La tête me tourne à cette pensée. Je pose le bloc sans protester, je sais qu’elle ne me lâchera pas avant que je ne sorte. J’admire la ténacité de cette fille. Moi, j’en suis rendue à avoir envie de baisser les bras, de tout abandonner. Elle prend le volant de la voiture que nous prête l’Agence et me ramène au quatorzième, à Gambetta.
— Aujourd’hui, pas de course. Tu te changes et on va manger à l’extérieur.
— Je n’ai pas le temps…
— C’est moi la coach, c’est moi qui décide. Tu pourras retourner te triturer le cerveau après notre pause. Je t’emmène manger à l’extérieur. N’en fais pas un drame et obéis. Je sais que tu as faim.
Comme pour ponctuer ses dires, mon estomac émet un son creux. Je cède, vais me rafraîchir et jette un coup d’œil dans la glace.
« Transformation en zombie complétée », me dirait Umy.
Le visage pâle et émacié, vue de l’extérieur, je me ferais sans aucun doute très peur. C’est ce qui doit pousser Priscilla à prendre le temps de me mettre du blush sur les joues, de me maquiller les yeux et de me poser un rouge à lèvres clair. Épuisée, je me laisse faire. Elle me coiffe, accroche même une barrette dans mes cheveux pour retenir une mèche qui revient régulièrement dans mes yeux.
J’enfile la tenue qu’elle m’a préparée sans grande conviction. Une petite robe noire qui descend sur mes jambes jusqu’à mi-mollet et un gilet court doré qui couvre mes épaules. En chaussures, elle m’a demandé d’enfiler des petites ballerines tout à fait confortables. Prête à partir, elle fait pourtant la moue.
— Tu as maigri. Si tu continues comme ça, tout notre travail n’aura servi à rien.
Je ne suis pas d’accord. Même si je suis plus mince, j’arrive à courir entre cinq et six kilomètres sans problème, maintenant. La première course faisait moins d’un kilomètre et j’avais fini en sueur et essoufflée sur le canapé. Je le lui dis et elle secoue encore la tête, m’ordonne férocement de monter dans la voiture. J’obéis, m’endors même sur le trajet, pourtant pas bien long. C’est une voix grave et harmonieuse qui me réveille.
— Alors, princesse, tu attends le baiser du prince charmant ?
Près de moi, Val affiche un air malicieux et détendu. Je m’accroche à son cou pour qu’il m’aide à me lever. Il a tressé ses cheveux contre son crâne tout comme j’aime et porte une chemise bleue et blanche rayée, un pantalon noir très classe avec des chaussures de ville assorties. Ça ne devrait pas être permis de rester aussi beau quand on est amoureux et en couple.
— Tu es ravissante, ce midi, me complimente-t-il.
— Tu es à tomber, mon prince. Mais ne te moque pas de moi, Presci trouve que j’ai maigri.
— Un peu, c’est vrai. Tu n’en es pas moins la plus belle, ma princesse.
Affectueux, il m’embrasse sur le front avant de m’entraîner bras dessus, bras dessous vers le restaurant. À l’intérieur, la pièce est plongée dans la pénombre. Je n’ai pas le temps de m’en étonner que la salle s’illumine, dévoilant mes parents, Umy, Paola et Loukas qui s’exclament :
— Joyeux anniversaire !
Je reste interdite. Mon anniversaire ? J’ai tellement perdu la notion du temps qui passe que je ne me suis pas rendu compte des jours qui défilaient et m’amenaient à cette date. Neuf février. J’ai dix-huit ans aujourd’hui.
Priscilla rejoint discrètement le groupe. Loukas tape dans ses petites mains avant de se tortiller pour s’extirper des bras de sa mère et courir vers les miens. Le serrer contre moi me fait monter les larmes aux yeux. Je ne les ai plus revus depuis ma visite lamentable. Le petit garçon me semble avoir grandi de dix centimètres. Il évolue tellement vite !
C’est avec lui calé sur ma hanche que j’embrasse ma famille et mes amis. Une fois salué tout le monde, je réalise que le restaurant est vide. Il n’y a qu’une seule table et le nombre juste de chaises pour notre groupe. Les murs sont couleur crème, sauf le pan qui s’ouvre sur la cuisine qui est peint d’une couleur chocolat chaleureuse. Une odeur de nourriture douce s’échappe des fourneaux.
Je mets un temps infini à comprendre où je me trouve. Lorsque je percute enfin, je fais tournoyer Loukas avant de le poser et de sautiller jusqu’aux bras de Val.
— Tu l’as ! Tu l’as fait ! Je n’en reviens pas ! Je suis tellement contente !
Sous le regard amusé de tous, Valentin ne cache pas son plaisir de me faire visiter chaque recoin de son restaurant jusqu’à la réserve.
Umy se charge de me faire découvrir la partie habitation des lieux : presque vide, un petit canapé et une table basse sont les seuls meubles du salon. Sur la gauche, la cuisine semi-ouverte me fait penser à la pièce de vie de notre ancienne maison du troisième, alors que Val m’a dit plus tôt que nous étions au onzième. Une porte en face de nous doit certainement conduire à la partie nuit de la maison.
En plein milieu du mur à ma droite trône la seule décoration déjà posée : leur portrait encadré. Ils y ont mis toutes leurs économies, mais mes amis sont rayonnants de bonheur. Peu importe la peinture défraîchie et le réfrigérateur vide, cet endroit va devenir un cocon plein de leur amour.
Après avoir terminé la visite, nous retournons prendre place à table. Sans surprise, Val s’est occupé de préparer le repas : un délicieux poulet au curry accompagné de riz et de petits légumes.
Je ne parle pas beaucoup pendant le déjeuner, bien trop occupée à me régaler et à écouter les nouvelles banales et réconfortantes que me rapportent mes parents de leurs emplois respectifs. Je félicite Loukas de ne plus porter de couches la nuit, et nous l’écoutons tous patiemment nous montrer qu’il sait compter jusqu’à « diz » sans se tromper. Paola m’affirme que la thérapeute qui les suit depuis l’attentat fait du bon travail et qu’elle remonte doucement la pente du chagrin de la perte de Matt.
J’ai une pensée fugace pour ma praticienne que j’ai laissé tomber du jour au lendemain. Non, ce qu’il me fallait, c’étaient mes amis… et le programme Declan. J’observe Prisci. Elle a bel et bien sa place à cette table. Oui, qu’elle le veuille ou non, elle est devenue mon amie.
Après le dessert, avec Umy, nous nous asseyons sur un banc sur le trottoir en face du restaurant. Nous sommes en début d’après-midi et la rue est calme. Le bras de mon ami autour de mes épaules, je laisse ma tête aller contre lui, étouffe un bâillement. Il s’inquiète :
— Tu sembles au-delà de toute fatigue. Prisci nous dit que tu ne chômes pas.
— Si elle savait… Heureusement qu’elle est là. Je ne sais pas si j’arriverais à fermer l’œil, sinon.
— Qu’est-ce qui te ronge à ce point ? Je veux dire, tu n’es peut-être pas obligée de travailler si dur. Depuis qu’on s’est retrouvé, tu n’arrêtes plus. Même le week-end. Tu n’as pas pris un seul jour de repos depuis un mois entier !
— J’ai presque fini. Dès qu’il sera prêt, je pourrai prendre quelques jours de repos.
— Tu as bientôt terminé ton nouveau programme de personnalité ?
J’ouvre les yeux. Prudence, Wax.
— Oui, presque. Il faut encore que je trouve comment faire tenir mon programme. Tant qu’il ne sera pas correctement équilibré, je ne trouverai pas le sommeil.
— Tout ce que tu fais est d’une stabilité à toute épreuve. Tu dois manquer de recul. Rattrape tes congés avec nous, on va aménager le restau la semaine prochaine. Ça va te changer les idées. Et puis on va devoir parler. Tu sais, de Declan, les frenox, tout ça…
Declan. Il y a un an, nous nous rencontrions quelques étages plus bas. Loukas sort du restaurant en courant sur ses petites jambes. Derrière lui, Val le saisi tout entier pour le soulever dans les airs. L’enfant éclate de rire, me fait sourire autant que mon prince.
Je pose la main sur la cuisse d’Umy et me redresse.
— C’est ça. Ce n’est pas lui. Ce sont eux ! Umy, tu es un génie !
J’abandonne mon ami sur son banc et me mets à courir le long du trottoir. Je sais, je sais d’où ça vient ! Ce n’est pas mon programme le problème, ce sont les puces de l’AGRCCP. Umy me rattrape en quelques minutes avec la voiture de Prisci. Je grimpe à bord. À mon grand soulagement, il me demande simplement :
— À l’Agence ?
— Oui, s’il te plaît.
— Comme ça, je suis un génie ?
Je ris en approuvant, ce qui le fait sourire.
— J’aurais voulu inviter ton petit ami aujourd’hui, seulement, tu as fait tellement de mystère autour de lui… Tu as su s’il pourra venir bientôt ?
— Bientôt. Il devrait pouvoir venir très bientôt. La semaine prochaine, si tout se passe comme prévu.
— J’ai hâte de le rencontrer. Tu reviens avant ce soir ? On n’a pas eu le temps de t’offrir tes cadeaux.
— Si c’est possible, oui. Promis, dès que je sais ce qu’il en est de mon idée, j’appelle Prisci.
Impatiente, je tapote mes cuisses. Umy secoue la tête en garant la voiture.
— Appelle-moi, moi. Tu me manques trop. C’est grave, je deviens jaloux de cette fille alors que tu lui hurles dessus à chaque fois que je te vois avec elle. Sauf aujourd’hui !
Je souris et l’embrasse une dernière fois sur la joue dans une décharge d’électricité statique piquante et revigorante avant de partir vers le bâtiment.
***
J’enclenche toutes les puces confiées par la directrice dans un boîtier multiple. Une fois ensemble sous les yeux, le problème est flagrant. Cette sécurité de base n’est même pas cryptée. Destinée à empêcher un Programmateur de mettre deux personnalités différentes dans le même Netra pour éviter les instabilités, elle fait tout foirer.
Cette saleté de ligne assimile les extensions de données de l’AGRCCP à un mélange de programmes. C’est ça qui provoque la surcompensation, les convulsions et pour finir, le décès du Netra.
Un simple appel à Lectra Novak suffit à retirer ces lignes, même si elle tergiverse dans le but de me faire sentir qu’elle a le pouvoir de me faciliter la tâche, ou pas. Elle radote sur des autorisations supérieures jusqu’à ce que je la menace ouvertement de hacker les puces.
Dire que je n’ai plus apporté de modifications majeures à mon programme de personnalité depuis l’implantation de Declan 8 ! Je supprime les lignes une à une en réalisant qu’elles ont tué cinq Netras. Cinq personnes.
Je retourne vers Declan 13 plus motivée que jamais. Ça va fonctionner, je le sais. Je respecte le protocole que j’ai mis en place pour l’installation jusqu’à la validation du transfert de la quatrième puce. Mes doigts tremblent sur le boîtier. Si j’ai raison, si ces lignes sont vraiment responsables de l’échec de mes essais jusqu’ici, je suis sur le point de finaliser la première intelligence artificielle autonome Netra.
La pensée suspend mon geste. Est-ce que je veux vraiment que cette personne en face de moi devienne quelqu’un d’autre à part entière ? Est-ce que je souhaite réellement devenir une espèce d’espionne d’ici quelques jours ? Condamner un agent à subir l’Opération Netra ? Contracter un faux mariage qui sera vrai aux yeux de tous ? Tout ça pour quoi ? Une puce volée ?
Non. C’est pour protéger ta famille, tes amis, leur avenir. Pour arrêter le trafic et la menace Frenox, ne pas leur laisser un programme qui deviendrait dangereux entre leurs mains. Et qui sait, pour retrouver Declan, avec l’aide de l’agent.
Je passe mon tatouage doré sur mon boîtier et le transfert se lance. Les yeux rivés sur les mains du Netra, j’attends avec une boule dans la gorge de les voir commencer à trembler. Je reste là, immobile, pendant vingt longues minutes, jusqu’à ce que mon boîtier bipe.
Le transfert de données est achevé.
***
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La directrice me félicite platement de l’exploit que je viens de réaliser. J’ai réussi à créer un programme qui permet à un Netra de se fondre dans la masse des humains lambdas. Il est là. Declan 13 est le bon.
Il a assimilé sans aucune difficulté les deux puces de données supplémentaires. Il a répondu correctement à toutes les questions-tests, me connaît, sait quelle est notre mission. Il réagit et interagit avec nous en riant, me fait même une grimace dans le dos de Novak pour montrer qu’il la trouve rabat-joie.
— Il semble tout à fait convenir d’un point de vue psychologique, reconnaît la directrice dans mon bureau. Laissez-nous vérifier qu’il accède correctement aux capacités des puces additionnelles. Nous vous contacterons dès que nous en saurons plus.
En se retournant, elle pose les yeux sur le rabat de la pochette qui gît sur mon bureau.
— Programme Declan… Pourquoi ce prénom-là ?
— J’ai juste trouvé qu’il sonnait bien.
Hors de question de lui dire la vérité. La directrice hoche bizarrement la tête.
— À bientôt, Programmatrice Lopi.
***
Je m’endors dans la voiture avant même qu’Umy ne se soit engagé sur la passerelle interniveaux. Je me réveille, le lendemain, dans ma chambre, chez mes parents. Ils ont tous les deux posé un congé exceptionnel pour rester avec moi. Umy leur a dit que j’avais bouclé mon travail la veille.
Mes amis nous rejoignent tous chez mes parents. Loukas se plaint que je suis partie du restaurant avant qu’il ne puisse m’offrir son cadeau avec des larmes aux yeux. Je l’embrasse, attendrie. Installé sur mes genoux, il m’aide à ouvrir la boite où se trouve une chemise élégante à l’imprimé fleuri. Dans le fond du paquet, le jeune garçon attrape une bague pour enfant et me la passe au petit doigt.
— Quand je serai grand, je me marierai avec toi.
Tout le monde éclate de rire et sa mère explique qu’il a déjà « épousé » trois petites copines à la crèche. Toutes ces histoires de mariages me rappellent qu’une paire d’alliances côtoie toujours mes chaussettes et me déconcentrent le temps d’ouvrir les cadeaux suivants. Je reçoie une robe de la part d’Umy, Val et Prisci, et un service de verres à vin de mes parents, pour chez moi.
Je voudrais leur répondre que Gambetta n’est pas chez moi. Toutefois, vu tout le temps que j’y ai passé la dernière année, et même si je n’ai pas ramené toutes mes affaires là-bas le mois passé, je peux difficilement les contredire. La journée s’écoule tranquillement, reposante. Enfin, je trouve un instant pour faire signe à Val de me suivre dans ma chambre et verrouille derrière nous.
— Pourquoi tu fermes ? Qu’est-ce qu’il se passe ?
Sans répondre, je vais fouiller dans mon tiroir à chaussettes. Une fois l’écrin trouvé, je me tourne vers lui, les mains dans le dos. L’air un brin tendu, mon ami s’amuse :
— C’est quoi, cette tête de conspiratrice ?
— Je te dois des excuses. Ce projet m’est tombé dessus et j’ai complètement oublié.
— Pas étonnant, tu n’avais plus que ce nouveau programme en tête. Qu’est-ce que tu as oublié ?
Je lui montre la boite des alliances. Une main sur la hanche, il se couvre la bouche de l’autre avant de me serrer fort contre lui.
— Je n’ai pas pu me résoudre à vous les renvoyer par drone. Au fur et à mesure, c’est devenu tout ce qu’il me restait de vous. Je ne voulais pas m’en séparer. Je suis désolée.
— J’ai cru que tu t’en étais débarrassé. Je ne voulais pas remettre ça sur le tapis.
— Tu as cru que j’aurais pu les jeter ? Val !
— Non, pas vraiment. Merci, ma princesse.
Il prend enfin les bagues, me serre l’épaule avant de sourire encore. Umy nous voit sortir du couloir tous les deux et fronce les sourcils.
— Vous, vous préparez un sale tour.
Autant Val cerne vite les gens au premier coup d’œil, autant Umy nous connaît si bien tous les deux que c’en est parfois flippant. On ne peut rien lui cacher ! Mon prince se fige un instant et sourit :
— C’est une belle journée. Bien trop belle pour laisser certaines choses enfermées.
Non, il ne va pas… Ici ? Val ne laisse à personne le temps de réagir, surtout pas à Umy qui reste scotché par le baiser de son petit ami au milieu du salon de mes parents. Tout le monde le voit ouvrir l’écrin des alliances alors qu’il occupe son compagnon avec son baiser. Tout le monde, sauf le principal intéressé.
Lorsqu’ils s’écartent enfin, Umy est rouge jusqu’aux oreilles. Même si en privé ils sont indécollables, ils ne s’étaient jamais permis une telle démonstration d’amour devant d’autres personnes. La boite toujours hors de sa vue, Umy accroche mon regard et mon sourire.
— Tu sais ce qu’il trafique, toi, m’accuse-t-il. Vous êtes tous dans le coup !
Quand il se tourne à nouveau vers son chéri, celui-ci lui montre enfin les alliances. Il fait trois fois l’aller-retour entre le visage de son amoureux et les bagues avant que ce dernier ne lui demande d’une voix vibrante d’émotions :
— Tu veux m’épouser ?
Umy lui attrape le visage et l’embrasse à nouveau. Il sourit, rit, couvre son chéri de baisers. Et surtout, il répète inlassablement :
— Oui, oui, oui… Ce jour-là, ma mère avait préparé la mousse au chocolat de mamie Lili.
Pas envie d’attendre ?