Rebond
Après un nettoyage en règle de la maison et un repas bienvenu commandé via Drone24, j’envoie un court message à mes parents pour les rassurer. Pour autant, je leur en veux toujours de m’avoir caché tant de choses pendant toute mon adolescence.
Pour rattraper mon désastre capillaire, Umy m’emmène dans un salon de coiffure. Après plus de deux heures à me faire cajoler la tête, mes cheveux bouclés se retrouvent presque aussi courts que les siens. C’est étrange, inédit et rafraîchissant. Mon ami, complètement fou de mes mèches folles, veut en partager une photo sur le Fil. Après quelques molles protestations, il diffuse la prise de vue avec une question en légende : « Me reconnaissez-vous ? »
Les notifications du Fil ne tardent pas à retentir dans la maison. Les gens complimentent ma nouvelle coupe ou regrettent mes cheveux longs. Certains demandent même si c’est un montage. Pour répondre, nous prenons une photo ensemble avec la date du jour, lumineuse, sur mon bras.
Le cliché rencontre un succès fulgurant. Pendant près d’une heure, je me laisse prendre au jeu des questions-réponses avec les lopistes. Non, nous ne sommes pas en couple. Oui, nous avons été absents pendant longtemps. Bien sûr, notre amitié dure. Non, je ne suis pas encore remise de l’attentat, comme beaucoup.
Le plus compliqué est de répondre aux nombreuses questions concernant Val que nous nous contentons d’éviter jusqu’à ce qu’un message s’affiche : « — Te tresser les cheveux va me manquer, princesse ». Umy reste figé face au commentaire et murmure d’une voix blanche :
— Je ne savais pas qu’il avait réactivé son compte Fil.
— Vas-y, répond !
— Je réponds quoi ?
— D’acc, je réponds : « — Finis les choucroutes ! Hâte que tu arrives pour de nouvelles expériences #DépêcheDeNousRejoindre #TuNousManques ».
Je valide le message.
— Tu n’as pas envoyé ça ! Merde ! Wax !
— Quoi ? Tu n’as pas envie de le revoir ? Il ne te manque pas ?
— Bien sûr que si, mais… Mais…
Il sursaute lorsqu’une mélopée de notifications se met à retentir. Je jette un œil à l’écran : « — Ils sont à nouveau ensemble ? #Umy&ValPourToujours ; — Non sérieux ? Trop bien ! ; — Non ! #Umy&Wax ; — Les beaux gosses sont de retour ! #Umy&Val ; — Il était temps ! #VousNousAvezManqué #WaxValUmy ».
Mon ami s’avachit dans le canapé.
— Vous en avez, des admirateurs !
— Quand Val a changé de boulot, notre rupture a été reliée. Certains ont prétendu que c’était un coup de com’. D’autres ont pris parti pour l’un ou l’autre sans qu’aucun n’ait dit quoi que ce soit pour ça. Comme tu as mis ton compte en veille et qu’on ne nous voyait plus tous les trois, ça a alimenté des rumeurs dingues, assourdissantes… Certains ont colporté une histoire de ménage à trois, que notre séparation était due au baiser au Bronx qui aurait tout brisé.
Les notifications continuent d’affluer. Un message s’affiche sous le mien et interrompt Umy tout net : « — J’arrive ».
— C’est pas vrai, c’est pas vrai ! Il vient, Wax ! Mais… Il ne sait même pas où on est ?
— Je suis sûre qu’il sait parfaitement où nous sommes, Umy.
— Qu’est-ce que j’dis ? Qu’est-ce que j’fais ? Tu crois qu’il arrive vraiment ? Tu crois qu’on va pouvoir se réconcilier ? S’il ne veut pas me voir ? S’il ne veut parler qu’avec toi ?
Complètement électrique et tout sourire la seconde d’avant, il se décompose et j’éclate de rire.
— J’ai répondu avec ton profil sous une photo de nous deux, idiot amoureux ! Il sait très bien que tu es là. Quant à ta chance, si tu en veux une, réponds-lui !
— D’accord ! D’accord.
Il tape rapidement un message et me le montre avant de le valider : « — On t’attend #Impatients ». Les messages réclamant une photo de nous trois affluent tant sur le Fil que nous désactivons le son des notifications.
***
Mon meilleur ami trop tétanisé pour décoller du canapé, je vais ouvrir seule à Val. Je tombe dans ses bras pendant de longues secondes et c’est aussi bon que mes retrouvailles du matin avec Umy.
Il caresse mes cheveux, puis s’écarte lorsqu’un drone de livraison arrive avec de quoi remplir les placards pour la soirée.
— Ils sont vraiment super courts ! Ça te va bien, princesse.
— Merci ! Entre !
— Hum… Il t’a raconté ? Pour nous ?
— Oui, et je ne sais pas comment le prendre. Tu n’as pas vraiment cru qu’il y avait quelque chose entre nous ?
Il a la bonne idée d’afficher un air penaud, enfonce ses mains dans ses poches.
— J’étais furax. Et blessé. Donc si, quand j’ai dit ça, je le pensais. Il était à côté de la plaque depuis notre dispute. Moi aussi, visiblement. Ça s’est envenimé quand on n’a pas eu de nouvelles après… Tu sais, le lendemain. Et ça a continué à déraper de plus en plus.
— Je n’aime pas que tu m’aies utilisée pour le plaquer.
— Je ne sais pas ce qui m’a pris. C’est épuisant tellement il me manque.
— Ne t’avise pas de recommencer. Sinon, je vais t’en vouloir beaucoup plus.
Il relève la tête, une lueur d’espoir dans le regard.
— Tu crois qu’il veut encore de moi ?
— Entre, mon cher prince. Tu devrais avoir ta réponse assez vite.
Umy s’est levé entre temps. L’échange entre ces deux-là est prudent. Je m’éclipse dans la cuisine pour déposer la livraison du drone et au moment où je reviens, ils sont déjà dans les bras l’un de l’autre. Je recule sans un bruit et pense aux alliances perdues au milieu de mes chaussettes au septième… Si seulement je n’étais pas repartie chez mes parents !
Leurs voix traversent le mur qui nous sépare et je refais mon apparition dans le salon. Umy est calé dos contre le torse de Val dans le canapé contrairement à d’habitude. Ils m’adressent tous les deux le même sourire heureux et j’inspire profondément face à eux.
Là, tout revient à sa place.
— Bon, on offre une photo aux fileurs ?
— Oh que oui ! Viens par là, princesse !
Je me glisse derrière l’accoudoir et nous prenons une photo tous les trois. Le cliché est plutôt loufoque. Au dernier moment, Umy a fait la grimace parce que Val a passé sa main sous le col de son tee-shirt tout en agrippant mes cheveux alors que j’éclate de rire. Val serre Umy contre lui dans le canapé.
— Celle-là, je l’exposerai dans mon restau. Je l’adore. Je vous adore tous les deux. Vous m’avez trop manqué.
— C’est dommage, il manque Declan.
— On en refera une avec lui dès qu’il sera de retour !
C’est vraiment vrai… Declan n’est pas un ami imaginaire conçu dans la détresse émotionnelle et la panique des attentats.
Les restes de l’oppression qui pèsent sur mes épaules depuis plus d’un mois disparaissent et me laissent respirer pleinement. J’ai l’impression d’être à nouveau complète avec mes deux amis à mes côtés. Ne reste plus qu’à retrouver mon idiot de journaliste préféré, et tout sera parfait.
Heureux de ce nouveau départ, nous postons la photo avec le bandeau « Bonne soirée, on ne va pas se coucher ! » Confortablement installée, je reste regarder les commentaires des fileurs qui s’enchaînent plus vite que je n’arrive à les lire. Après avoir répondu à quelques-uns, je me décide à demander à mes amis :
— Vous saviez que j’étais connu dans plusieurs coupoles avant qu’on ne se rencontre ?
— Évidemment. Je me renseignais un minimum sur les gens que j’allais interviewer.
Umy me pousse gentiment du bout du pied. Il faut que je garde mon calme, qu’on se pose et qu’on discute, comme nous aurions dû le faire le mois dernier avec Declan. Je me racle la gorge avant de glisser :
— Je l’ai appris hier. Figurez-vous que mes parents répondent à ma place à des offres d’emploi et des invitations dans toutes les coupoles du monde depuis les TAPIO.
— Tu te payes notre tête ? éclate de rire Val.
— Pas du tout.
Les deux garçons se regardent avant de reporter leur attention sur moi.
— Mince ! Tu n’en savais vraiment rien ? Rien de rien ?
— Je n’étais pas sur le Fil avant de vous connaître. Après, je n’ai créé mon profil que pour vous suivre tous les deux et poster un message de temps en temps aux lopistes. Nous n’avons pas d’abonnement à la presse à la maison, les seuls articles que j’avais en alarme concernaient la prog. J’ai découvert hier que plusieurs Programmateurs que je suis ont essayé de me contacter alors que je n’ai jamais osé le faire. Je suis tombée de haut.
— Tu as bien dû voir les agents de sécurité ! suggère Val.
— Comment veux-tu que je les repère ? Il y en a à tous les coins de rue !
Il éclate de rire et Umy lui met une tape sur la main.
— Arrête, elle ne sait pas, vraiment. Wax, tous ces agents, ces drones… Ils ne sont que sur ton chemin. Il n’y a pas de service de sécurité aussi bien déployé dans toute la coupole. La moitié des Terriens seraient dans la sécu, sinon !
— Je n’ai jamais croisé autant d’agents en uniforme et en civil que depuis qu’on s’est rencontrés, renchérit son chéri. Tu as dû les inclure dans ton paysage, ils te suivent depuis tes treize ans.
— Sans compter qu’ils anticipent tous tes déplacements. Sauf hier, tu les as semés. C’est pour ça que tes parents ont paniqué. Les agents ont dû se faire taper sur les doigts !
Les garçons rient. Pas moi. Je ne comprends pas comment j’ai pu passer à côté de gens qui me suivent partout. Je fais part de mes doutes et des mensonges de mes parents à mes amis.
En quelques minutes, Val me donne un exemple du service de sécurité en question. Le hublot securavu de la porte me laisse voir un type passer dans la rue. Je m’applique à l’observer : yeux fatigués derrière des lunettes, nez trop petit, verste en jean. Il ne me dit rien.
Cinq minutes plus tard, vêtu d’un long imperméable, sans lunettes et avec une moustache, je reconnais le nez et les yeux fatigués de l’homme qui repasse devant chez moi. Val s’amuse de ma sidération. Umy me raconte comment ils ont malmené les équipes à l’occasion, en déplaçant leur véhicule de postiches et de déguisements, ou plus simplement en ne suivant pas les plans prévus de nos soirées.
— Pourquoi vous ne m’en avez jamais parlé ?
— Tes parents nous ont demandé de ne pas le faire, ni de la célébrité, ni des gardes. On pensait que ça te mettait mal à l’aise d’aborder le sujet. Pour nous, c’était tellement évident ! Sans compter les frenox. Tes parents t’en ont parlé plus en détails, depuis ?
— Ce sont des assassins, voilà ce que je sais.
Je m’enfonce dans le canapé, bras sévèrement croisés sur ma poitrine. Umy vient poser sa tête sur mes jambes de façon à me regarder par en dessous.
— Tu es adorable chaque fois que tu fais la tête.
— Je ne plaisante pas. Pourquoi tu me parles d’eux ?
— Parce que ces gens dehors sont là pour te protéger d’eux et d’autres. Même si, à mon avis, nous le faisons mieux en tant qu’amis. Tu sais ce que j’ai pensé le jour où je t’ai interviewé ?
Il ne poursuit pas, attend que je réponde. Je me renfrogne encore plus et lance un regard à Val qui se retient de sourire à grand-peine. Je grommelle d’un ton amer :
— Que je ressemblais à un pot de peinture ?
— Tu étais superbe. Arrête d’en douter. Mais je ne parlais pas de ça. Ce jour-là, en quelques phrases, j’ai compris pourquoi les lopistes et les scientifiques du monde te courent après. Tu considères les Netras comme des personnes condamnées et repentantes dont il faut prendre soin, pas comme des robotronics interchangeables. En quelques mois de vie publique, tu as changé le regard de dizaines de Programmateurs sur la condition des Netras. Tu te rends compte de ce que tu as accompli ?
— À quoi bon ? Les frenox les ont tous tués dans l’attentat.
Je détourne les yeux, dépitée. Val fait le tour du canapé pour s’accroupir derrière l’accoudoir de mon côté.
— Il n’y a pas que ceux avec qui tu as travaillé ici que tu as fait changer d’avis. Il y a près de huit cents Programmateurs de tous horizons qui se sont engagés à suivre les directives d’un protocole inspiré des grands principes de la charte de Harley, dont la moitié rien que ce dernier mois. Et ça continue. La pétition circule sur le Fil du réseau intercoupoles censuré ici. Des anonymes aussi signent cette charte pour réclamer que ça change, que la prog Netra évolue dans le respect de l’être humain.
Je me déride. Si le fait d’être connue peut améliorer les choses dans les Agences des autres coupoles comme ça a été le cas à l’AGRCCP, c’est une bonne chose.
— Comment vous savez tout ça ?
— Je n’avais vu Declan qu’une fois avant ton interview, chuchote Umy. Je l’ai revu après le repas, ce jour-là. Et on est devenu amis. On a souvent parlé de ta façon de voir les Netras, des frenox. À l’époque, on a réussi à dégoter des contacts, le mouvement était plutôt sympa. Du moment où ils ont compris que c’était toi qui avais forcé le tri dans les Programmateurs de l’AGRCCP, ils ont vu en toi quelqu’un qui pourrait les aider à diffuser leurs idées.
J’écarquille les yeux. Umy et Val dans le mouvement Frenox ? Je ravale la boule dans ma gorge.
— Je n’ai rien forcé. On a découvert les pratiques violentes de certains et Novak s’est chargée de les renvoyer ou de les faire arrêter.
— Parce que tu as exigé des Programmateurs de tes équipes qu’ils aient la même conduite que toi envers les Netras. Qu’ils ne les frappent pas, qu’ils travaillent leurs programmes de personnalité pour obtenir les meilleurs résultats sans se contenter du moindre effort. Tu as fait bouger les choses sans t’en rendre compte, mais les frenox, eux, l’ont vu.
— Toutes leurs idées étaient loin d’être mauvaises, seulement vouloir rendre un Netra en programme de bases vitales à sa famille… Je ne pouvais pas adhérer à ça !
Mon ami hoche la tête sur mes genoux. Je pose une main sur sa poitrine et passe l’autre autour des épaules de Val qui poursuit :
— Ça avait déjà déraillé à ce moment-là. Leurs revendications publiques étaient voulues séduisantes pour mieux dissimuler les pratiques de certains membres. D’autres idées n’étaient abordées que lors des réunions, en petits comités. Le mouvement s’intéressait trop à toi pour qu’on y reste. On a coupé les ponts avec eux avant l’été. On n’a pas voulu t’en parler parce qu’on trouvait ça angoissant, on ne voulait pas t’inquiéter. Tu dormais déjà tellement peu avec ton boulot.
— C’était quoi, les idées diffusées en interne ?
Les garçons échangent un regard prudent. C’est Val qui s’y colle.
— Plus il y aurait de Netras en circulation, plus les gens les côtoieraient, plus leurs revendications auraient des chances d’aboutir. Certains se sont vu offrir des sommes d’argent conséquentes destinées à leurs familles, en échange de quoi, ils acceptaient l’Opération sous un délai. D’autres, eh bien… Beaucoup de ceux qui ont tenté de s’opposer à cette idée ont disparu.
Pour le coup, ça m’assomme. Le journaliste ne m’a pas menti. Il a tenté de me faire comprendre qu’une partie des gens venait d’un réseau parallèle.
— Declan a été beaucoup plus loin que nous, poursuit Umy. Après ton hospitalisation, les leaders du mouvement ont commencé à se méfier de lui, à le faire surveiller. Il est venu nous trouver mi-août pour nous prévenir que c’était plus compliqué que prévu, qu’il avait découvert des trucs trop louches pour s’arrêter. Il nous a dit que c’était devenu dangereux, que le mouvement était infiltré de partout pour du recrutement de masse et de moins en moins volontaire. Il pensait déjà que l’AGRCCP pourrait être visée un jour ou l’autre. Ça nous a foutu les boules. La seule chose qu’on pouvait faire, c’était continuer à veiller sur toi et espérer que la sécurité qui t’entoure suffise. Il nous avait prévenus qu’il devait s’absenter un temps. On ne l’a plus vu avant mon anniversaire.
Je leur répète ce que Declan m’a dit ce soir-là : le nombre de condamnés, la quantité de Netras supplémentaires… Il n’a pas eu le temps de leur en toucher un mot. Nous apprenons à Val que tous les articles du journaliste ont été censurés et qu’il est venu me trouver devant l’AGRCCP le matin de l’attentat. Lui non plus n’a pas eu de nouvelles de lui depuis notre dispute. Les informations s’accumulent, font monter une crainte grandissante pour notre ami. Mon prince prend ma main posée sur son épaule.
— Tu trembles.
— Tu crois que les frenox lui ont mis la main dessus ? Qu’ils l’ont…
— Non ! Ça ne ressemble pas à la façon de faire des frenox de supprimer toute trace de quelqu’un. Ils préfèrent faire croire à un déménagement, à un changement de coupole à la suite d’un gain spectaculaire, ce genre de chose. Ils ne vont pas jusqu’à effacer les traces d’une personne. C’est beaucoup trop suspect comme disparition inexpliquée.
Les techniques des frenox semblent bien rôdées. Au milieu de millions de personnes dans les tours, difficile de se rendre compte d’une disparition, à moins d’être directement concerné par l’une d’entre elles.
— Dans ce cas, où est Declan ?
— Je pencherais plus pour sa famille. Tu ne crois pas, Umy ?
— Je pense aussi. Ils ont dû lui interdire de revenir et ils ont tout effacé pour lui compliquer la tâche.
— Et où se trouve sa famille ?
— Pas à Andromède. Où exactement, on ne sait pas.
La fatigue me rattrape. Je baille à m’en décrocher la mâchoire. Mon mouvement sonne le départ de mes amis qui se préparent à partir ensemble. J’ai l’impression d’omettre quelque chose, pourtant. Sur le palier, je les retiens.
— Comment il peut s’appeler Declan ?
— Stan Blockposteur, c’était un pseudo de journaliste, princesse. De là d’où il vient, les conditions d’attribution des prénoms sont différentes. C’est compliqué avec lui. Nous en reparlerons, plus tard. C’est promis.
— Vous le connaissez vraiment bien ?
— Oui, c’est un très bon ami.
— Sans doute notre plus proche ami avec toi, ajoute Umy.
Val approuve en caressant doucement ma joue avec un sourire triste. Je baille encore et ils repartent de Gambetta main dans la main. Ma journée aura été au moins utile à quelque chose.
Je me couche en sachant ce qu’il faut que je fasse le lendemain. Pour Matt et sa famille, pour mes amis sur qui je veux veiller à mon tour, pour Declan qui a disparu après m’avoir protégée. Mais aussi et surtout pour arrêter les frenox et leur sordide trafic.
***
Le bureau de Novak est vide. Son assistante, Quetty, m’a laissée seule avec la vraie plante verte dont la circonférence a dû doubler en moins d’un an. La lumière naturelle est moins forte que les dernières fois où je suis venue, comme atténuée.
Est-ce un ciel moins dégagé qui explique cette différence de luminosité ? Pour la première fois de ma vie, je me demande quel temps il fait à l’extérieur de la coupole. Qui s’en soucie à part les équipes d’entretien ? Personne ne vit plus à l’extérieur depuis longtemps. Ça, c’est sûr. Ma thérapeute me l’a prouvé.
La directrice entre en faisant claquer ses talons. Elle porte un ensemble entièrement noir à manches longues. Son visage fin et concentré s’anime en me voyant :
— Wax ? Je ne vous attendais pas si tôt après notre dernier entretien !
— J’ai des questions concernant l’AGRCCP, les frenox et vous.
Elle se fige à ma hauteur, plisse les yeux et m’observe entre ses cils. Je n’aime pas quand elle fait ça. Elle s’assoit à son bureau, m’invite à l’imiter. Je m’installe avec une lenteur délibérée et elle s’impatiente :
— Je vois que vous avez, comment dire, rechargé vos batteries ? Les cheveux courts vous vont très bien. Je vous écoute, Programmatrice Lopi.
— Cette nouvelle charte de Harley qui circule, pourquoi ne pas l’avoir directement reconnue comme étant le protocole de mon équipe ?
— Quel intérêt aurais-je eu à offrir ces informations à mes concurrents ? Votre protocole a été volé sur notre serveur lors de l’attentat, comme d’autres informations. Nous pouvons néanmoins en revendiquer les droits, si vous le souhaitez.
— Non. Les Programmateurs sont nombreux à y adhérer, je ne veux pas intervenir dans le phénomène. Vous savez que les membres du collectif Frenox poussent certains citoyens d’Andromède à accepter l’Opération Netra, soit moyennant finances, soit par d’autres stratagèmes ?
— Le recrutement de volontaires à l’Opération via compensation financière est légal dans certaines coupoles, c’est un fait. Il est présenté comme une solution alternative au rituel de choix de fin de vie à Dragon, par exemple. Cette pratique est sévèrement rejetée et traquée dans d’autres coupoles, comme celle de Boussole. Andromède se trouve dans un flou juridique à ce sujet, à l’instar de beaucoup d’autres.
Ma parole… C’est dur à avaler. La directrice a l’air on ne peut plus sérieux.
— Pourquoi nous affirme-t-on pendant notre cursus que tous les Netras sont exclusivement des condamnés à perpétuité, dans ce cas ?
— Parce que l’AGRCCP est une agence de réhabilitation. Je m’efforce de m’assurer que nous n’accueillons que d’anciens criminels dans nos locaux. J’ignore toutes les filières qui proposeraient des Netras issus d’autres arrangements, même légaux. Ce n’est malheureusement plus le cas d’autres agences dont la vocation est d’offrir des services Netras, quelle que soit l’origine de leur Opération. La dérive utopique de certains esprits, même brillants, peut se révéler plus dangereuse qu’une bombe lorsque la vie humaine commence à être monnayée.
Sa dernière phrase sonne comme un avertissement. Ou une menace. Les deux ?
— C’est pour cette raison que vous souhaitez retrouver votre puce volée ?
— Oui. Nous devons mettre cette puce hors de portée de toute pensée extrémiste.
Son discours me toucherait sans doute si elle ne maintenait pas une distance tendue entre nous qui le rend menaçant. Je souffle, tente de détendre mes épaules. Si je ne pose pas la question, je ne saurai pas.
— Qui sont les faucheurs ?
— Des escrocs. Tenez-vous loin d’eux.
— Ce sont ceux qui proposent les deals monnayés aux gens ?
Le cou contracté, la directrice hoche la tête. J’avais bien entendu, le jour de l’attentat. Declan ne s’était pas trompé. Un dernier point me chiffonne toujours.
— Entre le remplacement des Netras décédés et les nouveaux Programmateurs, l’Agence d’Andromède a mis en poste trois-cent-trente-deux Netras l’année passée. D’après mes informations, c’est plus que le nombre de condamnés à perpétuité opérés qui s’élève à deux-cent-treize.
— Non. Ce chiffre est celui des condamnés à perpétuité tirés au sort pendant leur incarcération à Hydre l’année passée. Il ne comprend pas les condamnés volontaires, ni les tirés au sort ou volontaires qui n’ont pas eu le temps de transiter par la coupole-prison avant l’Opération. La prison d’Hydre accueille en priorité les condamnés les plus dangereux et est constamment pleine. En tout et pour tout, il y a eu plus de cinquante mille condamnés à perpétuité en un an. À ceux-ci s’ajoutent tous ceux qui s’accumulent chaque année sans passer par la condamnation Netra.
Pour le coup, je trouve son explication plus plausible. Declan avait un chiffre sans la totalité des informations, ce qui rendait le tout bancal. La directrice ne semble pas me mentir. Et surtout, elle semble aussi opposée aux frenox que je le suis. Il est temps.
— J’accepte de monter le PNI.
— Puis-je savoir ce qui a motivé votre décision ?
— J’ai réfléchi, c’est tout.
Elle tape un message sur l’écran en verre de son bureau. Quetty entre à ce moment avec une tablette en verre dans les mains ainsi qu’un épais dossier papier. Rien que ça me déstabilise. Ils ont fait imprimer un dossier avant même de savoir si j’allais accepter ?
Une fois l’assistante repartie, Novak pousse la tablette du bout des doigts vers moi. Il s’agit en fait d’un coffret en verre CARP, rien que ça. Six puces y sont rangées.
J’inspire un bon coup. Six cartes à puce renfermant des milliers de directives. Plus les miennes de personnalité à faire assimiler. Le dossier, lui, porte la mention « P.N.I. — CONFIDENTIEL ».
— Vous trouverez dans le dossier la totalité des aptitudes auxquelles le Netra porteur du PNI devra répondre. Toutes les informations que nous pouvons partager avec vous sont là. Les cryptages de missions sont déjà prêts. Nous aurons sans doute besoin de faire une mise à jour avant son installation.
— C’est du jamais vu d’introduire autant de données dans un seul corps.
— Si vous réussissez, ce sera le plus beau spécimen Netra jamais créé.
— Ce sera l’agent de sécurité le plus performant jamais programmé, vous voulez dire.
— Évidemment.
À moi de plisser les yeux pour répondre à son sourire de façade. Cette fois, la noirceur dont parlait Declan dans son article me saute à la gorge. Si je ne l’ai pas perçu lors de nos précédentes rencontres, le côté sombre de Novak transparaît maintenant, dans ses yeux qui restent insensibles à toute mimique de son visage.
— Je vais avoir besoin de plusieurs choses pour me mettre au travail. Pour commencer, une table de prog, cinq écrans interconnectés et Emma, mon programme d’assistante personnelle. Boîtiers, pad, tous sous système d’exploitation Draco696 et trois accélérateurs de réponse à nanofluide bleu.
— Il n’y a qu’à demander. Autre chose ?
Je hoche la tête et inspire à fond. C’est la partie que je n’aime pas. Il faut pourtant en parler, que ce soit clair.
— Il va falloir des Netras pour tester le programme avant de m’occuper du volontaire.
— C’est évident. Nous ferons tout notre possible pour vous permettre d’assurer l’implantation finale dans les plus brefs délais.
Cela n’a pas l’air de la perturber le moins du monde de savoir que d’autres gens vont mourir pour la cause, même si ce sont des repris de justice. Ou peut-être pas.
— Je veux un suivi de mon état de santé. Il faut que je sois au mieux possible de ma forme d’ici un mois.
— Vous voulez un coach sportif ? On ne peut pas construire un monument en préparant un drone de course.
Face à sa surprise, je hausse un seul sourcil sans sourire. J’ai vu faire ça dans un film, une fois. J’avais trouvé ça génial. Et ça marche ! La directrice déglutit avant de répondre :
— Aucun souci.
— Je ferai mes tests sur Netras au sein des locaux de l’AGRCCP. Avant ça, le reste de mon travail se fera au 15 Gambetta.
— Je ne peux pas autoriser cela, madame Lopi. Vous devrez…
— Vous n’avez qu’à améliorer la sécurité du lieu. Changez la clef pour une plus performante, mettez dix gardes devant ma porte si ça vous chante, peu importe. J’ai besoin de calme, pas de me faire tourner autour par des collègues curieux. J’ai besoin de pouvoir m’interrompre à n’importe quel moment du jour ou de la nuit. J’ai besoin que le coach comprenne que je ne suis pas du tout réglée sur un rythme de vie classique lorsque je me lance dans ce genre de projet. Il faudra qu’il veille à ce que je me nourrisse, boive et dorme suffisamment pour rester en forme. Je veux être encore en état de communiquer avec autre chose qu’Emma ou en énumérant des symboles de Tuni quand je terminerai. Et de marcher, voir un peu plus.
La directrice me regarde avec des yeux de poisson.
— Vous voulez dire que vous allez travailler sur ce projet en non-stop ?
— Je n’envisage pas les choses autrement. C’est ce qu’exige ce genre de prog : un plongeon sans concession dans les symboles. Ne croyez pas qu’étudier les deux ans de la filière Netras de l’AGRCCP en huit mois a été facile. Ne pensez pas que les programmes que j’ai montés avant mon hospitalisation de l’année dernière ont été encodés à la va-vite. Je suis peut-être la seule à pouvoir réaliser l’exploit que vous demandez et je vais le faire, croyez-moi. Néanmoins cela aura un prix, autant pour moi que pour vous.
La directrice se redresse dans son siège. Le coup de bluff du « Je suis la seule à pouvoir le faire » fonctionne. Je ne sais pas si ça doit me faire peur ou me rendre fière. Dans tous les cas, là, maintenant, elle m’écoute plus attentivement que jamais.
— Il y a autre chose que je puisse faire pour vous ?
— Je veux que mes parents puissent accéder à mes revenus pendant mon absence.
— Ça tombe sous le sens.
— Eux, Umy et Val, ainsi que la femme et le petit garçon de Matt Helis devront bénéficier des mêmes services de sécurité que moi pendant tout le temps que durera la recherche de la puce.
— Je vais voir si je peux arranger cela.
— C’est une condition non négociable. Les frenox, ou les faucheurs, peu importe leur nom ; ils sont un danger très réel. Je ne veux pas qu’ils les approchent. Je serai hantée par le regard vide de mon ami Matt pour le reste de mes jours. S’il arrive quoi que ce soit à mes parents ou mes amis pendant mon absence, ma mission prioritaire changera. Vous pouvez en être certaine.
De la glace est passée dans ma voix. Le feu lui, mielleux dans la gorge de mon interlocutrice, tente de me charmer.
— Nous veillerons à ce que la sécurité de tous vos proches soit assurée tant que vous respecterez vos engagements de missions.
— Ce sera le cas, soyez-en assurée. Je n’ai pas terminé. Je veux que chaque mois, cent coupons de consommation de mon salaire soient versés sur un compte au nom de Loukas Helis, jusqu’à ses vingt-et-un ans, et qu’il puisse toucher à cet argent pour ses études avant, s’il en a besoin. Si jamais je venais à mourir d’ici là, quelles que soient les circonstances, je veux que l’AGRCCP s’engage à les lui verser à ma place.
Un silence, un regard froid, une voix brûlante.
— C’est très généreux de votre part. C’est accordé. Avons-nous passé en revue toutes vos exigences ?
— Il me semble, oui.
— Vous devez savoir que nous avons également quelques clauses à négocier de notre côté.
J’inspire. Elle a ralenti son débit, matérialise son écran qui affiche des clauses de confidentialité strictes qu’elle me demande d’accepter avant de poursuivre. Je présente mon index sur son bureau pour valider le tout. Que va-t-elle trouver à m’imposer ? Cette question me hante depuis mon réveil. Enfin, elle dévoile ses cartes :
— Pour commencer, l’agent devra fournir un rapport hebdomadaire détaillé pendant toute la durée de votre mission. Nous lui confirons les modalités de communication d’un rapport à l’autre afin de garantir votre sécurité.
Hebdomadaire ? Combien de temps pense-t-elle que je vais devoir partir ? Je dissimule mon inquiétude derrière un masque parfaitement lisse et opine du nez.
— Toujours pour votre sécurité, vous devrez vous faire poser une puce de localisation. Votre partenaire en possède déjà une. C’est un équipement très particulier réservé aux agents de sécurité de classe supérieure qui s’implante dans l’os de la hanche.
Dans l’os ? J’inspire fort et serre les dents. Pour Matt, mes parents, Umy, Val, Declan. Pour détruire les frenox et leurs faucheurs.
— Programmez l’intervention rapidement. Je ne veux pas perdre de temps à cause d’une opération pour commencer à travailler sur le programme.
Novak a un mouvement de la mâchoire satisfait. Elle continue :
— La confidentialité du dossier va de soi. Pour vous couvrir le long de la mission, vous allez devoir vous marier à l’agent qui vous accompagnera.
— Me marier ?
Ma voix est partie dans les aigus, mes yeux se sont arrondis. Ma patronne jubile, croise les doigts au-dessus de son bureau.
— La mission commencera de cette façon. L’annonce de votre mariage sur le Fil prouvera que vous avez réussi à programmer correctement le Netra. Nous vous ferons signer des papiers pour la forme avec deux de nos agents pour témoins.
— Non, ça ne passera pas. Les fileurs vont déjà trouver étrange que j’ai réussi à leur cacher l’existence d’un copain, alors un mariage sans Umy et Val comme témoins ? Nous serons grillés direct !
Cette fois, c’est elle qui ne réussit pas tout à fait à dissimuler son trouble. En voilà une qui ne doit pas utiliser le réseau social beaucoup plus que moi il y a un an.
— Il n’est pas question d’impliquer vos amis. Organiser de vraies noces aurait des répercutions irréversibles.
— Vous pensez que ça me plaît de les exposer de cette façon ? C’est une question de crédibilité. Il est hors de question que le sacrifice de l’homme à qui vous allez me marier soit gâché par une mise en scène bâclée. Je me charge de préparer Umy et Val. De votre côté, faites-en sorte que cette union prenne fin dès que la puce sera retrouvée.
— Je comprends votre argument. Il n’en est pas moins risqué.
— Pourquoi un mariage ? Il y aura un millier de façons de prouver que le Netra sera suffisamment stable.
D’un mouvement de la main et le visage vide de toute expression, Lectra matérialise son écran en quatre dimensions pour faire apparaître une structure gigantesque.
— Cette union rendra crédible votre départ en voyage de noces aux Ménades. C’est un hôtel de la coupole Capricorne très prisé des couples aisés, en hémisphère Sud. Vous resterez là-bas pendant deux semaines. La suite dépendra de l’avancée de votre enquête. Vous ne serez libérée de vos obligations envers l’AGRCCP et la Sécurité Intercoupoles que lorsque vous nous aurez remis la puce volée.
Je m’y attendais. C’est malgré tout dur à encaisser.
— Et si le Netra meurt au cours de la mission ?
— S’il a le temps d’y mourir, nous serons sans doute tous en guerre, Programmatrice Lopi. Un autre point important : l’agent ne se fera opérer que la veille de son implantation, pour des raisons évidentes. Du moment où vous le verrez, il deviendra votre partenaire de mission. Le mariage aura lieu dès qu’il pourra tenir debout sur ses jambes. Vous partirez immédiatement pour Capricorne et hormis messieurs Cliron et Drumst, il ne sera en contact avec aucun de vos proches. C’est compris ?
— C’est d’accord. Si vous avez terminé, j’ai une dernière demande à faire. J’aimerais pouvoir choisir le prénom de la personnalité qu’on va implanter au Netra.
Elle entrouvre les lèvres sans émettre le moindre son pendant un instant.
— Il m’a été assuré que l’agent n’est pas connu de la sphère des réseaux du Fil et toutes les coupoles n’ont pas les mêmes règles en matière d’attribution des prénoms. Vous pourrez choisir comme bon vous semble, si ça peut vous faire plaisir.
— Ce n’est pas une question de plaisir.
Elle trouve cette demande ridicule, contrairement aux autres, je le vois bien. Toutefois, pour moi, c’est important.
— Dans combien de temps pensez-vous être prête ?
— Je me donne un mois pour rédiger le programme.
Retour des yeux de poissons.
— Je vous demande pardon ?
— Je me donne un mois pour rédiger le programme. La période de tests est la plus difficile à évaluer, il faudra que je trouve comment fluidifier son comportement. J’estime qu’il faudra au moins une semaine pour ajuster les lignes de mon futur partenaire et qu’il tienne sur ses jambes, comme vous l’avez si bien exprimé.
Elle reste me regarder avec un air vide. Complètement vide. C’est franchement effrayant. Enfin, elle reprend vie, me tend un papier sur lequel est griffonné : dix millions. Elle me laisse quelques secondes avant de m’arracher à la contemplation du chiffre en grinçant des dents.
— Votre rémunération pour la mission. La moitié à réception du PNI, l’autre à réception de la puce disparue. Cela vous convient-il ?
Pour me convenir… J’ai une boule dans la gorge. À côté d’une telle quantité de coupons, les mensualités que j’ai demandées pour Loukas me semblent bien ridicules.
— Ce sera parfait. Faut-il encore obtenir cette puce.
Elle se lève, me tend la main par-dessus son bureau. Je l’imite et conclus le marché que nous venons de passer, m’apprête à sortir quand elle m’interpelle :
— Programmatrice Lopi ? Vous pouvez vous rendre à la clinique de l’étage à quatorze heures, cette après-midi. Une équipe vous y attendra pour vous implanter la puce de traçage.
Je serre les dents. Pour être efficace, elle est efficace ! Je parviens à esquisser un sourire sans joie. — Merci, Madame la Directrice.