Jour de chance
Plantée derrière le canapé face à la porte close, je ne comprends pas du tout ce qu’il vient de se passer. Mon ancien camarade de classe se rappelle à mon souvenir en se raclant la gorge.
— Umy ! Pardon, les dernières questions de Blockposteur étaient inattendues.
— C’est le style de l’Indépendant, ils cherchent toujours la petite bête. Stan est sympa comparé à Grisonne. Elle, c’est une vraie fouine.
— Tu le connais ?
— On arrive à se croiser. C’est un confrère d’un autre journal.
Ma mère arrive près de nous en plissant les yeux. Oh non. Non, non, non !
— Umy Cliron, c’est bien ça ? Ton nom me dit quelque chose.
— Nous avons passé le TAPIO la même année, lui rappelle-t-il. On avait même mené un projet ensemble. Une maison à deux étages d’avant les coupoles, c’est bien ça ?
J’approuve d’un hochement de tête. Ma gorge s’assèche en constatant qu’il s’en souvient et je saute sur l’occasion de répliquer avant ma mère :
— Désolée de te retenir, Umy. Tu dois avoir d’autres choses à faire un dimanche midi.
— Pas vraiment, en fait. Les autres font plus de reportages. Je me contente de rédiger quelques articles pour le journal de l’université.
— Tes parents ne t’attendent pas pour le déjeuner ? s’incruste mon père.
— Non, ils sont occupés avec l’inventaire du magasin tous les dimanches.
Je m’affole en voyant le sourire de ma mère. Ne fais pas ça, maman !
— Bien sûr ! Umy ! Tu es le fils de Jérémi et Katline Cliron qui ont déménagé au douzième ! Eh bien, joins-toi à nous pour le repas !
Je serre les mâchoires et lui adresse un regard assassin qu’elle ignore royalement. Umy semble surpris, puis écarte les mains :
— Je ne veux pas m’imposer dans un repas de famille, Édith. Vous devez attendre du monde pour l’occasion.
— Crois-moi, nous serons ravis de t’accueillir. J’ai fait de la mousse au chocolat pour le dessert. Recette de famille garantie de ma chère mamie Lili !
— Maman, nous ne nous sommes pas vus depuis trois ans. Umy doit sûrement avoir des amis à rejoindre. N’est-ce pas ?
Je veux surtout éviter la honte qu’il comprenne que nous n’attendons personne pour fêter mon anniversaire et cette émancipation si médiatisée. Umy était le seul avec qui je me sentais un tant soit peu à l’aise, et même lui, je l’ai perdu de vue. Au travail, je n’ai jamais réussi à lier une relation suffisamment sereine pour considérer l’un de mes collaborateurs comme plus qu’un simple collègue.
En fait, je n’ai pas vraiment d’ami et jamais eu de petit ami. Je suis avec mes parents et j’adore mon travail. Ça me convient très bien, mais eux désespèrent de me voir me lier avec quelqu’un. Umy me regarde avec un drôle d’air, les yeux pétillants. Ça ne me plaît pas du tout.
— J’ai le temps de profiter de votre mousse au chocolat, Edith. Si ça ne gêne pas Wax, bien sûr.
J’en reste pétrifiée. Je lui ai donné l’opportunité parfaite pour s’éclipser et il décide de rester ? Mon cerveau semble se débattre avec lui-même et je finis par m’entendre souffler :
— Bien sûr que non. Reste avec nous.
J’imagine comme mes niveaux de stress seraient sens dessus dessous si je pouvais scanner mes émotions comme je le fais aux Netras. Complètement déstabilisée par la tournure des évènements, j’effleure le bras de mon ancien camarade par inadvertance en m’asseyant à table. Nous échangeons une décharge d’électricité statique qui le fait sourire et me rend inexplicablement encore plus mal à l’aise.
***
Finalement, le repas se déroule agréablement. Umy nous expose les fonctionnalités de sa montre implant. Il n’a ce modèle que depuis décembre et prétend déjà ne plus pouvoir s’en passer. Mes parents lui posent beaucoup de questions sur le magasin que sa famille a acquis lors de leur déménagement. Il nous explique que c’est grâce à l’héritage reçu de la famille de Madame Cliron qu’une telle ascension vers les quartiers riches du sud de la tour a été possible. Plusieurs générations d’économies qui leur ont permis de payer les taxes de paliers jusqu’au douzième et les frais d’ouverture de leur commerce qui fonctionne bien.
Ils enchaînent sur l’université et l’équipe de rugby du douzième dont Umy est membre. Il nous apprend aussi qu’il s’est spécialisé dans l’histoire d’avant les coupoles et compte travailler au musée du treizième dès qu’il aura décroché son diplôme d’ici quatre mois. C’est pour ça qu’il a pris un poste de journaliste à l’Université14 : pour s’entraîner à la rencontre directe avec un public.
— Tu entends ça, ma chérie ? Un sportif et futur gardien de la mémoire ! Toutes les filles doivent te tourner autour, jeune homme.
— Maman !
Je suis mortifiée. Elle n’a pas osé ? Ne me dites pas qu’elle a osé dire une chose pareille ?! Umy éclate de rire :
— Édith, tu me flattes. Je suis sûr que ta fille est bien plus convoitée que je ne le suis.
Je ne peux pas m’empêcher de braquer mes yeux sur lui. Moi ? Convoitée ? Je secoue la tête.
— Dans ce cas, tu ne dois pas être trop embêté ! Je fais peur à ceux de mon âge et mes collègues de travail me voient toujours comme une gamine de quinze ans à peine.
— Ils ont tous tort. Les articles vont peut-être leur rappeler que tu as grandi. Heureusement que les photos ne sont pas autorisées dans les journaux, sinon tu aurais une foule d’admirateurs à ta porte dès demain.
Je ne sais pas quoi répondre à ça, donc je plonge le nez vers mon pot de mousse au chocolat vide. Mon père observe curieusement mon ancien camarade de classe alors que ma mère, elle, jubile des compliments farfelus d’Umy.
— Effectivement, Wax va connaître un nouveau bond de popularité après les articles. Peut-être même que cela va lui permettre de rencontrer de nouvelles personnes ? Ou de reprendre contact avec d’autres…
Les pieds dans le plat. Maman, non ! Entre ça et la surprise de deux journalistes supplémentaires, ça commence à bien faire ! Je me sens tellement gênée !
— S’il te plaît, arrête.
— Wax, ce serait…
— Arrête !
Ma mère se redresse, choquée que j’ai élevé la voix. Peu importe. Je me tourne vers Umy pour m’excuser :
— Je suis désolée. Tu ne parleras pas de tout ça dans ton article, n’est-ce pas ?
— Bien sûr que non. Je… Je vais m’en aller maintenant. Édith, Justin, merci beaucoup pour le repas, c’était excellent. Wax, je peux te parler avant de partir ?
J’acquiesce et me lève pour le raccompagner jusque dans le vestibule. Je ne peux pas le laisser s’en aller avant d’être convaincue qu’il ne parlera pas de ce qu’il vient de se passer dans son article.
Ma mère s’inquiète, elle ne veut pas que je termine au tirage du SACH – la Société d’Attribution d’un Compagnon Humain. D’accord, ça ne me fait pas rêver non plus de me voir attribuer un mari par défaut. Sous les coupoles, si on ne s’est pas marié avant le mois de janvier suivant nos vingt-cinq ans, on doit confirmer nos préférences affectives et sexuelles au SACH et laisser la roue tourner. Un logement est attribué au couple ainsi formé. Il n’y a pas assez de place pour laisser les célibataires proliférer.
Mais là, elle exagère ! J’ai dix-sept ans, pas vingt-quatre. J’ai le temps ! Une fois la porte qui nous sépare de la cuisine refermée, je bafouille :
— Excuse-moi pour tout ça… Tu le garderas pour toi, hein ? Vraiment ?
— Bien sûr, je ne reviendrais pas sur ma parole. Mon travail de reporter s’est arrêté à l’instant même où j’ai entendu « mousse au chocolat ». Un peu avant même.
Il me fait un clin d’œil. C’est bon ou mauvais ? Il me sourit en même temps, je décide que c’est bon et le remercie, soulagée. Dans mon souvenir, je le dépassais d’une bonne demi-tête. Là, il pose le bout des doigts sous mon menton pour le relever et rencontrer mes yeux.
— Tu devrais sortir, Wax. Je ne plaisantais pas à table. Tu ne vas pas tarder à avoir plus que le choix en prétendants.
Je prends soudain conscience de notre proximité. Voilà qui est plus que troublant. Embarrassant ? Le vestibule fait à peine un mètre carré, pas vraiment de quoi me laisser la place de me dégager. Les doigts d’Umy disparaissent de mon visage à mon grand soulagement et il murmure :
— Si j’avais su que je resterai, je t’aurais apporté un cadeau d’anniversaire.
— Ne parle pas de ma vie privée désertique dans ton article, ce sera un cadeau parfait.
Il rit doucement.
— Je t’ai déjà dit que tu n’as rien à craindre de ce côté-là. J’ai une autre idée en tête. Laisse tes parents croire que je t’ai embrassé. Ça leur fera plaisir, je crois. En échange, si un jour, tu veux sortir et rencontrer du monde, ou parce que tu as peut-être simplement envie de me voir, viens me trouver. D’accord ?
Je me raidis. Qu’est-ce que c’est que ce plan bizarre ? Et puis je grimace. Le deal est plutôt intéressant. Ça calmerait mes parents de penser qu’un garçon s’est suffisamment intéressé à moi pour vouloir m’embrasser. En même temps, j’ai un pincement au cœur que ça ne soit pas vraiment le cas, surtout avec lui. Cependant, il propose qu’on se revoie… C’est plus que ce que j’ai vécu avec quelqu’un d’extérieur à ma famille ou au travail depuis le TAPIO.
— Ça ne me semble pas très équitable.
— Un faux baiser contre une vraie sortie ? Je m’y retrouve. Alors, marché conclu ?
— Marché conclu.
Umy passe son pouce sur mes lèvres. Je n’arrive pas à retenir un mouvement de recul et heurte douloureusement ma tête contre la porte derrière moi.
— Du calme, je t’enlève seulement un peu de rouge. Comme ça, si les voisins sont là en sortant, ils pourront attester de notre vrai-faux baiser.
Il observe son doigt sur ma bouche, un instant de trop il me semble, avant de le retirer.
— Je ne comprends pas ce que tu y gagnes.
— Si tu viens me voir, je te le dirai. Peut-être. Si tu ne vends pas la mèche de notre deal.
Il sourit, passe son pouce sur ses propres lèvres qui se teintent de mon rouge en débordant. J’étouffe un rire :
— Tu ne vas quand même pas traverser la tour comme ça ?
— Tout dépend si quelqu’un me fait la réflexion ou pas ! Ça a été agréable de te revoir, Wax. Vraiment.
— Pour moi aussi. Merci pour tout.
— Merci à toi. À bientôt, j’espère !
Ma mère est en rogne au moment où j’entre à nouveau dans la cuisine. Son visage change et s’illumine dès que ses yeux se posent sur mon rouge barbouillé. Ça, elle ne passe pas à côté !
— Ma parole ! Justin ! Justin !
Mon père grogne en me regardant. Je prends mon air le plus innocent pour demander :
— Qu’est-ce qu’il se passe ?
— Notre petite fille a un prétendant ! Oh, j’en étais sûre ! se réjouit ma mère.
— Édith ! s’exclame mon père.
— Maman !
Je lève les yeux au plafond et pars me réfugier dans ma chambre pour ne pas risquer de vendre la mèche et de gâcher son sourire. Pour mon anniversaire, Umy vient de me faire un plus beau cadeau que ce qu’il imagine : ma mère est plus heureuse que je ne l’aie vu depuis longtemps. Je ne sais pas en quoi notre deal lui apporte quoi que ce soit, mais je me promets de trouver le courage d’aller le voir avant la fin du mois.
***
Le lendemain, je suis de bonne humeur. J’ai passé ma soirée de la veille à bricoler des robotronics cassés ou déréglés pour l’association. J’adore ça, trifouiller ces vieux jouets. À nouveau moi-même, dépourvue de fioritures sur la figure et mes cheveux retenus par un simple élastique, ma mère a essayé de me soutirer des détails de ce qu’il s’est passé dans l’entrée avec Umy, sans succès. Néanmoins, elle rayonne encore ce matin lorsque je quitte la maison après avoir rapidement bu un café noir.
Avec mes parents, nous vivons au numéro trois-mille-huit-cent-vingt de la rue Vendetta. Malgré le puits de lumière intérieur de la tour, nous y sommes à l’ombre à longueur de journée. Ici, la rue en forme de tunnel est fermée sur presque toute sa surface, comme pour les deux étages au-dessus. Dire qu’Andromède à la réputation d’être la coupole-dortoir la plus lumineuse de toutes ! Quoi que l’imitation solaire donne le change tant qu’elle est bien entretenue.
Je rejoins l’arrêt du tram en dix petites minutes, en attends encore quelques-unes avant que les murs de la rue ne s’illuminent pour nous prévenir de l’arrivée imminente du transport en commun gratuit sur la bande à contre-gravité magnétique. Ma demande d’arrêt à la station Temple se valide à l’instant où je présente ma carte d’employée à la borne. Me voilà partie pour vingt-cinq minutes de trajet. Je fixe mes écouteurs et lance une chanson de Mirana, la chanteuse en vogue du moment. Je n’aimais pas trop son style au début et puis c’est comme tout, je suppose, je m’y suis faite.
Arrivée à Temple, c’est toujours la bousculade. L’usage de cette boucle d’ascenseurs entièrement gratuite attire forcément du monde, même à cette heure matinale. Je me faufile entre les gens qui portent des uniformes rayés, une casquette affreuse sur la tête, un costard élimé ou des vestes soigneusement reprisées, pour les faire tenir encore un ou deux mois de plus.
Dès l’arrêt au quatrième, une bonne partie de ceux-là s’engouffre sur les quais. De nouvelles personnes aux habits un peu plus soignés viennent les remplacer, mais je détonne toujours dans mon tailleur bien coupé. De là, ce bal incessant s’enchaîne à chaque étage. Il faut que j’attende d’arriver au septième pour tomber nez à nez avec un confrère Programmateur.
Matt Helis a vingt-sept ans. Il est marié à une femme qui s’appelle Paola et père d’un petit garçon qui va bientôt avoir deux ans, Loukas. Je l’aime bien. Il n’est pas trop bavard, sérieux au travail et ne m’a jamais regardé de travers. Je l’ai rencontré dans un ascenseur alors que je me rendais à l’Agence la première semaine. Pendant quelques mois, il a fait le chemin à pied jusqu’à l’AGRCCP avec moi. Il s’est spécialisé en programmes d’assistance aux personnes âgées l’année dernière et nous n’avons plus tout à fait les mêmes horaires. Il commence plus tôt de façon générale.
Depuis, il m’accompagne de temps à autre même si ce n’est plus de façon quotidienne ni régulière. D’ici quelques années, je préférerais me spécialiser avec les Netras intervenants dans la défense et la sécurité si on m’en offre l’occasion. Les programmes de personnalités y sont les plus complexes et les plus intéressants, à mon avis.
Voilà ce que j’aurais dû répondre à Blockposteur hier ! Quelle andouille ! Pendant que je me réprimande intérieurement, Matt joue des coudes pour me rejoindre dans l’ascenseur :
— Bonjour. Alors ça y est, majeure ?
Je suis surprise qu’il s’en souvienne. Il farfouille dans sa sacoche et je bredouille :
— Heu… Salut. Oui, c’est officiel.
— Bon anniversaire !
Matt me présente un paquet. Dans l’ascenseur qui déverse à nouveau son flot d’usagers pour en accueillir de nouveaux, je mets deux secondes à percuter. C’est un cadeau. Un cadeau pour moi, pour mon anniversaire. Je ne sais pas trop quoi dire. Un cadeau ? De sa part ? Je m’entends répondre d’une voix bien trop aiguë :
— Matt, il ne fallait pas. C’est trop.
— C’est un petit truc. On se croise presque tous les jours au travail depuis deux ans. Je me suis dit qu’il fallait malgré tout marquer le coup de ta majorité anticipée.
Les doigts tremblants, je découvre une boite blanche dans le paquet qu’il me tend. L’écrin contient un médaillon argenté en forme de puce. Une série de circuits artistiquement imprimés en relief y forment mon prénom.
Les larmes me montent aux yeux. Je n’ai jamais eu de cadeau si précieux entre les mains et je ne sais pas quoi faire. Si ça avait été mon père ou ma mère, je l’aurais pris dans mes bras. S’attend-il à ce que j’établisse un contact physique avec lui ?
Nous sommes au milieu d’un ascenseur et d’autres gens, ça me semble déplacé. Nous ne nous serrons jamais la main non plus, ni ne nous faisons la bise. Je me sens mal à l’aise de ne pas savoir comment me comporter avec lui. Il vient de faire un geste qui me touche tellement ! Mon silence est tellement long que mon collègue s’inquiète :
— Ça ne te plaît pas ?
— Si, je l’adore ! C’est seulement que… C’est trop. Je ne peux pas accepter un si beau bijou.
Matt me sourit franchement.
— Il va bien falloir, pourtant. Il est hors de question que je l’emmène à la refonte et tu es la seule Wax de toute la coupole. Si je le fais porter à mon fils, les gens vont se poser des questions ! Tu veux l’essayer ?
Non ! Je ne veux pas gâcher ce moment.
— Et risquer de le perdre dans la rue ? Il est bien trop beau. Merci infiniment. Je ne m’y attendais pas. Il faudra aussi remercier Paola et Loukas pour moi.
— Bien sûr, pas de souci. Ils seront ravis de savoir que tu as aimé le pendentif.
Je range mon cadeau dans ma besace et il semble aussi gêné que moi tout à coup. Les gens entrent et sortent de l’ascenseur. Nous sommes au treizième. Les costumes et les tailleurs sont impeccablement repassés et coupés autour de nous. Je ne détonne plus du tout.
À mon étonnamment le plus total, je demande à Matt s’il a le temps de faire le trajet avec moi jusqu’à l’Agence et suis ravie qu’il accepte. Nous débouchons dans la rue Hitchcock du quatorzième. Toutes les personnes de l’ascenseur sortent. C’est le terminus pour cet appareil qui ne couvre pas les étages supérieurs. Nous prenons à droite pour remonter vers Evergreen, le quartier de l’AGRCCP. Le trajet est court jusque-là, une quinzaine de minutes à peine. Ici, les espaces piétons sont bien moins larges qu’en bas. Les voies CGM prennent suffisamment d’espace pour que deux voitures se croisent. Il faut même attendre à un feu pour traverser la rue sur un passage piéton qui permet de rejoindre l’autre côté. Arrivé à celui-ci, Matt adopte un ton d’excuses :
— Je ne savais pas que tu n’avais pas de chaîne. Je l’aurais prise avec sinon.
J’avais espéré que ce ne serait pas si évident. Raté !
— Ce n’est pas grave. Ce cadeau est un des plus beaux qu’on ne m’ait jamais offert. Et maintenant, je sais ce que je vais m’acheter en souvenir de ma majorité précoce !
Matt esquisse un sourire et semble se détendre. Généralement, les filles se font offrir une chaîne par leurs parents à la fin de leurs études communes, l’année de leurs quinze ans. Elles la portent ensuite jusqu’à leurs fiançailles comme un panneau indicateur de célibat. Certains garçons le font aussi, même s’ils sont plus nombreux à se laisser séduire par une amélioration sous-cutanée, à l’instar d’Umy avec sa montre.
De mon côté, j’avais opté pour une nouvelle cellule de fusion pour bricoler mes robotronics.
Enfin, le feu nous autorise à traverser la rue et je me décide à poser la question qui tourne en boucle dans ma tête.
— Matt, est-ce que ça veut dire qu’on est amis ? Un truc comme ça ?
— Je pense que oui, ça veut dire un truc comme ça. À notre façon, nous sommes amis.
Il sourit franchement et notre écart d’âge ne me semble plus si important tout à coup. Ses yeux marron s’illuminent du même éclat que ceux du jeune journaliste de l’Indépendant hier, jusqu’à ce que nous rejoignions ensemble l’entrée C de l’AGRCCP où nous nous séparons pour rejoindre nos départements de travail respectifs.
***
Je glisse ma carte contre le bloc de sécurité de la porte. Ce matin, entrer dans mon bureau est un peu spécial. Hier encore, douze des vingt-quatre zones de repos étaient vides. Aujourd’hui, la totalité arbore un sigle de circuits encodés indiquant que chaque compartiment est occupé et par quel Netra. J’active l’écran tactile qui me demande de décliner mon identité. Je la valide en énonçant distinctement mon nom.
— Salut Wax ! m’accueille Emma. J’ai été mise en veille ce matin.
— Salut, Emma. Ça doit être à cause de la mise en place des douze nouveaux.
— Félicitations, Programmatrice ! Nous allons enfin pouvoir exprimer pleinement notre potentiel.
Je demande à mon assistante de mettre une alerte sur les trois journaux qui m’ont interviewé la veille. Mon emploi du temps du jour commence avec la préparation de 5623-06 pour une mission d’assistance aux enseignants de maternelles.
Je sais que six est particulièrement docile lors des missions avec les enfants, son programme d’assistante d’éducation Jessy est très stable. Cette Netra est une femme d’une quarantaine d’années, blonde aux yeux bleus. Son visage est assez banal si on met de côté le tatouage d’identification mauve sur sa joue.
Une fois son état général vérifié, je télécharge sa personnalité Jessy déjà calibrée dans sa puce avec les paramètres de sa mission journalière. Le tout se fait en quelques mouvements et deux interversions de clavier sur mon boîtier.
— Aujourd’hui, tu es Jessy. Tu vas remplacer une accompagnatrice de vie des enfants à l’école Margaret Ost du vingt-huitième. Tu t’y es déjà rendue cinq fois. Je suis sûr que les enfants vont te reconnaître !
— Je me souviens d’y être allée, oui. Je suis heureuse qu’ils soient ma dernière mission.
Elle sourit. J’ai entendu des collègues dire que certains individus s’étaient comportés étrangement avant de mourir. C’est néanmoins la première fois que l’un d’entre eux m’informe aussi directement de ce qui l’attend.
Je prends la Netra dans mes bras. C’est tellement plus facile d’agir avec eux qu’avec les gens lambda ! Je n’ai pas peur de sa réaction à elle. Il n’y a pas d’enjeux, pas vraiment.
— Je peux ajuster les paramètres de réception d’émotions du programme pour empêcher que tu penses à ta fin de vie, si tu veux.
— Non merci, Programmatrice. Cette journée s’annonce parfaite. Je m’endormirai ce soir avec l’illusion des cris des enfants qui jouent sous le soleil pour le reste de l’éternité. Je veux savoir que ce soir est le dernier.
Je relève la tête, sceptique. Les trois Netras auxquels j’ai pu proposer une modification de programme avant fin de vie ont choisi de ne pas s’en rendre compte. C’est ce qu’ils sont censés faire. Elle semble pourtant parfaitement sûre d’elle. Je lui tourne le dos le temps de me reprendre lorsque les larmes me montent aux yeux, mais elle me voit.
— Ne soyez pas triste, Programmatrice. Nous sommes demandés parce que nous sommes programmés par vous. Les clients sont très satisfaits de nos services et par conséquent des vôtres. Maintenant, la famille s’agrandit. Nous serons plus nombreux à être bien traités. C’est une bonne chose.
Je suis figée dans mon bureau. Elle ne devrait pas pouvoir tenir ce genre de propos, même avec un programme de personnalité actif. Comment une telle chose est possible ?
— Jessy, depuis quand tu réfléchis par toi-même ?
— Je ne comprends pas votre question.
— Ce que tu viens de me dire. Quand as-tu fait cette démarche intellectuelle ?
— J’agis en fonction des faits collectés lors de mes missions à l’école.
— Très bien. Emma, trouve les scènes de mission de Jessy-06 qui pourraient corroborer ses propos.
L’IA matérialise mon écran où s’ouvrent quatre fenêtres. La première scène est l’arrivée de six à l’école. La maîtresse accueille Jessy, visiblement soulagée d’avoir de l’aide. Elle confie à la Netra qu’elle me trouve fantastique et qu’elle est contente de la voir à nouveau dans sa classe, que la dernière fois, elle n’était pas disponible et que l’AGRCCP leur avait envoyé le Netra de l’équipe d’un collègue que les enfants n’ont pas aimé.
La seconde vidéo nous montre Six avec un enfant en larmes. Une fois ses sanglots calmés, celui-ci souhaite que je m’occupe de tous les Netras pour qu’ils soient tous comme Jessy.
Nouvelle fenêtre et nouveau décor : la rue. Six est accompagnée par quinze et un Netra d’une autre équipe qui se plaint lentement de ne pas vouloir rentrer. Dans la conversation, six et quinze découvrent que leur collègue est maltraité, frappé par son Programmateur qui prétend qu’un humain ne peut pas maltraiter un Netra. À ma plus grande satisfaction, quinze lui affirme que si et lui conseille de le dénoncer.
La dernière fenêtre s’ouvre sur un bureau gris et inconnu. Je n’entends rien. D’après les informations de géolocalisation liées, nous nous trouvons dans le bâtiment de l’AGRCCP. La vidéo tourne dans le vide lorsque je perçois enfin des mots. Je commande à Emma de relancer la vidéo au début avec le volume à fond et cette fois, j’entends deux voix masculines en arrière-plan :
— Il ne m’en reste plus qu’une de Lopi.
— T’as de la chance ! Ils sont toujours nickel, les siens ! Même à cette heure-ci !
— C’est pour ça qu’ils tournent autant ! Il parait que les particuliers vont jusqu’à tripler le tarif de base pour en réserver un.
— Ça ne m’étonne même pas ! Ça ne fera pas de mal quand elle en aura plus. Pour nous comme pour eux, ce sera une bonne chose.
Le nettoyeur entre dans le champ de vision de Jessy.
— Salut p’tite veinarde.
La vidéo s’interrompt. Je suis sidérée, assise à côté de six sur la table d’auscultation.
— Vous ne savez pas que vous faites de l’excellent travail, Programmatrice ?
Bien sûr que si je le sais, j’ai bossé très dur pour ça. Je sais aussi qu’une location de Netra coûte cher aux particuliers. Très cher. Ils interviennent principalement dans le haut du nord des tours ou dans les grands groupes d’entreprises. Les clients ont moyen de poser des options pour réserver un Netra de l’équipe du Programmateur de leur choix, voire de réserver un Netra en particulier. Il est même possible de renchérir tant que l’équipe complète n’est pas réservée de façon particulière. Néanmoins, je ne savais pas que les gens usaient de ces méthodes pour bénéficier de mes programmes.
Je prends ma décision en quelques secondes.
— Emma, notifie un abus au bureau de suivis avec la troisième vidéo, catégorie « Signalement de maltraitance ». Puis, efface les quatre souvenirs du programme Jessy de la puce-mémoire de six.
— Ai-je fait quelque chose de mal, Programmatrice ?
— Absolument pas.
— Dans ce cas, pourquoi souhaitez-vous effacer mes souvenirs ?
Mes souvenirs ? Ce sont ceux liés au programme Jessy-06. L’emploi du possessif me dérange.
— Pour ne pas à avoir à changer ta mission aujourd’hui.
— Je ne comprends pas pourquoi vous devriez le faire, mais je ne le souhaite pas.
Je lui souris et valide l’exécution des commandes préparées par mon assistante.
— Emma, vers quelle heure sera-t-elle remontée après sa mission ?
— Les Nettoyeurs viennent généralement déposer l’équipe entre dix-neuf et vingt-et-une heures. J’ai terminé de déchiqueter les vidéos.
— Parfait.
Je modifie malgré tout quelques lignes avant d’envoyer six à sa tâche. Je passerai la voir ce soir, vérifier qu’elle va bien.
***
Pour me changer les idées, je ne peux m’empêcher de vérifier l’équilibre émotionnel des petits nouveaux dans leur sommeil. Identifiés de -19 à -30, les douze Netras s’avèrent être magnifiques. Vingt-trois est particulièrement stressé et trente a la mâchoire serrée de colère. Je me félicite de ne pas les avoir laissés dans cet état toute la journée.
Je replonge ensuite dans mon carnet de commandes et envoie les uns après les autres les Netras à leur tâche du jour. C’est avant midi qu’Emma me fait sursauter en pleine modification de ligne sur une tâche de jardinerie avec onze. L’article me concernant dans le Journal Officiel a été publié.
Lorsque Emma le matérialise pour me le lire, je me fige. Ce ne sont pas que quelques lignes qui me sont consacrées mais toute une page ! Intitulé « Wax Lopi, la Programmatrice qu’on s’arrache », Roumanof fait un rappel de mon parcours d’études avant de parler de mon émancipation et de ses conséquences sur la composition de mon équipe. Il a même utilisé mes réponses aux questions d’Umy sur quelques lignes avant de me souhaiter une très belle carrière en encourageant les clients de l’AGRCCP à réclamer des membres de mon équipe pour bénéficier d’un service de qualité « comme nul autre ».
L’air me manque. Mon smartphone sonne. Je dois m’y reprendre à deux fois pour accepter l’appel de mes parents sans que l’objet antique ne me glisse des mains. Nous échangeons quelques instants sur cette aubaine imprévue. En pleine communication, mon smartphone vibre à nouveau. Je délaisse mes parents pour Umy.
— Allo ? Wax ?
— Salut Umy ! Je ne m’attendais pas à ce que tu m’appelles.
Je me retiens de lui demander où il a pu avoir mon contact avant de me raviser. Ma mère, sans aucun doute !
— Je viens de voir l’article de Roumanof. Félicitations, toute une page rien que pour toi !
— Oui, merci. Mais dis-moi, je croyais que c’était à moi de te rappeler dans notre arrangement ?
— Ouai. À propos, on pourrait se voir aujourd’hui ? Tu sais, pour que je t’explique. La blague a pris un tour inattendu de mon côté.
— Vas-y, je t’écoute.
Il y a une longue seconde de blanc entre nous. J’ai dit quelque chose de travers ?
— Non, je ne peux pas te dire ça en com’. S’il te plaît, tu veux bien qu’on se retrouve ? Si l’une de nos mères se met à jacasser à propos de ce vrai-faux baiser, on est dans la mouise vu l’article qui vient de paraître.
Que quelques inconnus et nos parents me prennent pour sa petite amie, il considère que ce serait être dans la mouise ? C’est pourtant lui qui a proposé ce deal. Je ne sais plus quoi dire, garde le silence si longtemps qu’il se rend compte de mon malaise.
— Wax ? Tu es toujours là ? Je ne voulais pas dire… J’aurais été content de tout ça si on s’était vraiment embrassés, mais je ne peux pas t’expliquer ça en communication. S’il te plaît. Vers vingt heures, toi et moi, T14E14, rue Bronze, le bar du Bronx, ça t’ira ?
— L’heure ne m’arrange pas franchement. Où est-ce par rapport à L’AGRCCP ?
— Pas loin, enfin pas en voiture… Une vingtaine de minutes à pied, je dirais.
— Dix-huit heures, ça t’irait ?
— Je termine mes cours à l’Université à cette heure-là.
Quel casse-tête !
— Dans ce cas, retrouve-moi E14 devant la station Temple si tu peux. À dix-huit heures trente.
— Je ne te promets pas d’être là pile à l’heure. Le temps d’arriver en tram, je suis à l’opposé… Je vais quand même tenter le coup. Wax ?
— Oui.
Oups. Même moi, j’entends mon agacement dans ce simple mot.
— Merci.
Arff, cette voix… Umy Cliron, que ne ferais-je pas pour toi ?
— Je pourrais t’attendre jusqu’à dix-huit heures quarante-cinq, pas plus. J’ai un truc à faire après. Tu pourras venir avec moi, si besoin. On verra comment ça se passe. À ce soir, Umy.
— À ce soir, Wax.
J’ai à peine raccroché que mon appli interphone se met à brailler. Je sursaute. Ce truc ne s’allume jamais. Je crois que je ne l’avais même jamais entendu sonner !
— La directrice Novak vous demande dans son bureau, madame Lopi, m’annonce une voix féminine.
Je regarde onze, toujours assis et alerte. Il doit partir pour quatorze heures au plus tard. En sautant la pause-déjeuner, nous serons dans les temps.
— 5623-11, rallonge-toi, s’il te plaît. Je dois m’absenter. Nous terminerons l’ajustement de ton programme journalier tout à l’heure, d’accord ?
— Vous avez un rendez-vous galant ce soir, Programmatrice ?
— Un rendez-vous, c’est déjà ça. Pourquoi ?
— Parce que ceux qui vous approchent sont chanceux. J’ai entendu plusieurs personnes le dire. Est-ce que vous pensez que, moi aussi, je suis chanceux de vous connaître, Programmatrice ?
Le Netra sourit alors qu’Emma se charge de réguler la descente de sa table d’auscultation. Les membres de mon équipe entendent beaucoup de choses avec « les gens » en ce moment.
— Je ne sais pas si c’est une chance pour toi de me connaître, onze. En revanche, je sais que c’est une chance pour moi d’avoir des Netras comme toi dans mon équipe.
— Donc, j’ai le droit de déduire que nous sommes tous les deux chanceux ?
— Je suppose, oui.
Je passe ma main sur sa joue comme ma mère le faisait pour me dire bonne nuit étant petite. Là, je répète le geste avec un Netra qui doit approcher de la trentaine et glisse dans son box, l’air serein.
***
Je n’ai jamais eu l’occasion de rencontrer Lectra Novak. Rien de très étonnant à ça. À part les autres Directeurs ou les Responsables des pôles de l’Agence, rares sont ceux qui rencontrent en chair et en os la Directrice Générale de l’AGRCCP.
Dans l’ascenseur qui me conduit aux bureaux de la direction logés dans les étages supérieurs de la coupole, j’ai le temps de sentir des perles de sueur couler sous mes bras. Très classe ! J’enfile ma veste au moment où les portes s’ouvrent sur un hall d’attente.
Derrière l’accueil qui fait face à l’ascenseur, une hôtesse blonde se lève en m’adressant un sourire radieux. Elle me conduit directement dans le bureau de la directrice. La pièce baigne tellement dans la lumière que je suis obligée de plisser des yeux pour ne pas être éblouie.
Je mets quelques secondes à comprendre que ce n’est pas un défaut de réglage de l’éclairage. Le plafond entier est fait de plaques transparentes qui laissent passer cette lumière aveuglante. Elle teinte les couleurs du bureau d’un je-ne-sais-quoi inexplicable. Les rayons du soleil, les vrais. C’est troublant. Et agréable.
Je réalise alors que nous sommes au trentième étage. L’ultime, le dernier, le plus haut de notre tour et de tout Andromède. Je ne m’y attendais pas. Stan Blockposteur savait assurément de quoi il parlait la veille en évoquant la clarté qui règne au trentième en comparaison du troisième qui me semble soudain bien sombre. Voulait-il dire par là qu’il pensait me trouver résidente du nord de la tour ?
— Impressionnant, n’est-ce pas ? lance une voix de femme à travers la pièce. J’ai eu la même réaction la première fois que je suis montée ici.
— Quo… Comment ?
La femme a la petite quarantaine, les cheveux bruns et le nez le plus fin que je n’ai jamais vu. Une porte d’ascenseur qui débouche directement à l’intérieur de son bureau se referme dans son dos. Elle me tend une main que j’attrape par automatisme et se présente :
— Directrice Lectra Novak. Vu les circonstances, ce sublime article sur vous et l’Agence, je voulais vous féliciter et vous remercier en personne. Vous avez dû faire une très forte impression à Detlev. Il tient rarement des propos aussi flatteurs de bout en bout.
— Je n’ai pas fait grand-chose. L’interview n’a même pas duré un quart d’heure.
— Le résultat est là. Les demandes de location Netras par les particuliers explosent après une telle parution. D’ici combien de temps vos nouveaux seront opérationnels ?
Elle effleure l’écran de verre sur son bureau sans le matérialiser et m’invite d’un geste à m’asseoir en face d’elle. Cette femme dégage quelque chose de noble et d’imposant, sa simple présence est impressionnante. Je ne veux pas avoir l’air d’une enfant à côté d’elle et prends mon ton le plus professionnel :
— Tout dépend du type de demande. Si j’ai déjà un programme qu’il suffit d’adapter ou s’il faut que j’en crée un d’après un pack de lignes de codes de directives de bases.
Lectra Novak sourit, effleure l’écran de son bureau et le matérialise de façon que nous puissions le lire toutes les deux.
— Je vous expose mon problème. Voici le planning de location de vos douze Netras actuels. Comme vous pouvez le voir, nous avons tenu compte de leur ancienneté. Vos réservations sont complètes pour les trois prochains mois.
J’observe l’écran, interloquée. Quelques jours sont validés en bleu. La plupart sont en rouge. Pourtant, la couleur de la réservation de base est le vert. Je cherche la légende de couleur sur l’écran qui me le confirme. Le bleu est associé à une location réservée – les gens ont payé un supplément pour que le Netra qu’ils ont demandé soit de mon équipe. Le rouge signifie que la location est réservée pour un Netra spécifique et non interchangeable avec un autre. C’est ça, son problème ?
— C’est… Le calendrier est complet ?
— Le vôtre, oui. Nous ne donnons pas de réservations au-delà de trois mois, même pour les Netras les plus récents. Vous comprenez que j’ai besoin d’estimer quand nous pourrons ouvrir les plannings pour vos nouveaux. Certains clients sont tellement déçus de ne pas avoir un membre de votre équipe qu’ils ont réclamé à être mis sur liste d’attente afin d’être prioritaires dès que l’un de vos créneaux sera disponible.
— J’ai besoin de temps pour les préparer ! Pour en avoir deux nouveaux sur le terrain, il va falloir que je consacre au moins deux heures de plus tous les jours à la programmation initiale, même si vous me donnez des profils d’emploi que j’ai déjà.
— Deux nouveaux pour la fin du mois ?
— Non ! Pour la fin de la semaine ! Deux nouveaux par semaine ! Cependant, je vois ici un profil d’animateur d’activité périscolaire. Pour monter ce programme, il faudra que je travaille avec le Netra chargé de la mission en question. L’encadrement scolaire est déjà stressant en milieu fermé, il va falloir que je blinde la stabilité de mes lignes. Je vais devoir m’organiser des plages horaires pour les nouveaux profils en plus des deux heures pour les nouveaux.
Je ne sais pas où je vais trouver tout ce temps. Je ne sais même pas s’il est possible qu’on m’autorise à travailler plus que le temps maximal réglementaire. La directrice, elle, a le sourire.
— Combien d’heures vous faut-il pour rédiger un programme stable ?
— En partant d’un pack de bases, je dirais deux matinées pour la rédaction, plus une autre pour les réglages persos par Netra. Une douzaine d’heures, en tout.
— Avec votre équipe à gérer à côté, vous estimez pouvoir tenir ce rythme ?
— Oui.
— Dans ce cas, je vais vous activer une autorisation d’accès pour que vous puissiez travailler autant que vous en aurez besoin. Évidemment, vos heures seront payées et vous aurez un bonus à chaque programme inédit mis sur le marché. Cela vous convient ?
Je hoche la tête en tentant de contenir les fourmillements dans mes mains, complètement euphorique. Je vais pouvoir programmer sans compter !
La directrice maintient mon jour de repos le dimanche avec un accès aux locaux interdit. Nous nous mettons d’accord pour commencer avec des profils courants de garde de nourrissons à domicile, d’interventions auprès de personnes âgées et de travaux de jardinage.
Comme si ça ne suffisait pas, elle m’octroie un poste de secrétaire en plus d’Emma pour gérer spécifiquement mon planning, en amont des demandes de profils complètement inédits, au cas par cas.
La tête me tourne. Ça fait beaucoup d’un seul coup !
— Merci pour tout, Directrice Novak. C’est un véritable rêve qui se réalise pour moi.
— Votre travail vous fait amplement mériter ces privilèges. Mon scanner ne détecte pas votre puce pour modifier vos autorisations d’accès. Pouvez-vous me donner votre identifiant ?
Je ne me suis jamais sentie aussi mal à l’aise de sortir ma carte. La directrice écarquille les yeux en la voyant. Elle prend l’objet dans sa main et le retourne avec dextérité entre ses doigts avec un petit sourire. Franchement gênée, je perds de mon assurance et bafouille :
— Nous vivons au troisième avec mes parents. En bas, la plupart des gens utilisent encore des cartes. Jusqu’ici, je n’avais pas non plus les moyens de me payer un implant. Dès que ce sera le cas, je m’équiperai comme il se doit.
— Vous n’avez pas touché vos coupons supplémentaires de contribution ce mois-ci ?
— Non, madame. Ma paie a été versée vendredi, mon anniversaire n’était que dimanche. Je pourrai accéder à mes revenus à la fin du mois. Du moins, à la moitié.
— Pourquoi la moitié ? Vous êtes émancipée !
— C’était la seule condition de mes parents pour qu’ils acceptent mon émancipation totale. Tous mes revenus, depuis que je travaille ici, ont été versés sur un compte épargne. La moitié continuera à y être versée à partir du mois prochain et la somme totale de mon compte ne pourra être débloquée qu’à mes vingt-et-un ans.
Qu’est-ce qui me prend de lui raconter tout ça ?
— Vous avez des parents prévenants. Pourtant, vous devez avoir envie de fêter votre promotion, n’est-ce pas ?
La directrice semble amusée. Interdite, je me risque à hocher la tête en pensant à mon rendez-vous de la soirée avec Umy. Novak rédige et complète des formulaires sans relâche pendant presque un quart d’heure. On entendrait une mouche voler dans la pièce, si mouche il y avait. Elle valide cinq fois ses actions grâce à sa puce professionnelle et finit par me tendre ma carte.
— Dès demain, vous aurez de quoi faire quelques dépenses personnelles. Ce n’est pas une avance sur salaire, c’est un extra auquel vous avez accès en totalité. Quant à votre carte, je vous conseille vivement de vous faire implanter une puce personnelle en plus d’une professionnelle dès que possible. Suite à cet article, tout laisse penser que votre visage va rapidement être connu de tous malgré l’interdiction de photo dans la presse. Certaines personnes mal intentionnées pourraient vouloir mettre la main sur un sésame qui a le pouvoir d’ouvrir nos portes. Je serais extrêmement rassurée de savoir cette puce bien au chaud sous votre peau.
Je saisis ma carte, dégluti avec difficulté.
— Merci, madame. Je vais m’en occuper au plus vite.
— Aussi, l’accès à nos bureaux ne se fait pas par les portes principales hors des heures d’ouverture classiques. Je viens d’activer la clef du 15 de la rue Gambetta, votre logement de fonction auquel vous pouvez accéder, maintenant que vous êtes majeur. Cette maison possède un accès direct à votre bureau par un passage dissimulé par une porte dérobée. Le 15 Gambetta est entièrement équipé. Le service de ménage est offert. Je vous demande seulement de bien verrouiller la porte d’accès à nos bureaux quand vous y recevrez vos parents et amis. Notez qu’il reste préférable que vous évitiez d’attirer l’attention sur cette adresse par des fêtes incontrôlables. Des questions ?
Je peine à comprendre ce qu’elle me dit. C’est trop d’informations et de joie d’un seul coup. Je ne vois pas plus de questions à poser. C’est bien la première fois de ma vie que ça m’arrive !
Une fois seule à l’intérieur de l’ascenseur particulier du bureau, je souffle enfin. Ma vie vient de prendre un tournant radical. C’est plus que tout ce dont je n’ai jamais rêvé.