Netras : chapitre 6

La soirée au Bronx

Les cartons s’entassent dans le salon. Des taxes de montées d’étages jusqu’au surplus de surface de la maison, j’ai réglé cash notre montée au septième en ayant seulement accès à mes heures supplémentaires et à la moitié de mon salaire ces dix derniers mois.

Demain, mes parents n’emporteront avec eux que quelques effets personnels, le livre de conte de mon enfance et des boites de jeux anciennes, nos uniques héritages familiaux. Ils ne sont pas dupes. Même si je vis toujours officiellement avec eux, j’ai acheté cette maison pour eux. Les conditions de vie y seront meilleures : la rue est lumineuse, la température et le taux d’humidité sont bien mieux régulés. Avec leurs nouveaux emplois mieux rémunérés, la vie va être plus douce pour eux. Rien ne pourrait me rendre plus heureuse.

Tout ce qui me restait au troisième tient dans une unique caisse. Mes affaires se sont naturellement accumulées à Gambetta. J’y partage presque tout mon temps libre avec Umy et Val. J’arrive à passer boire un café chez Matt, Paola et le petit Loukas, quand mon collègue parvient à m’extirper de l’AGRCCP. Le mois dernier, ils ont obtenu une maison au treizième de la tour qu’ils attendaient depuis presque deux ans. Il faut dire que l’étage est très convoité, bien plus que le septième où nous avons obtenu la nôtre en trois mois.

J’attrape le paquet bleu et plat qui gît au milieu des cartons. Les lumières de ma montre dansent sous ma peau pour afficher l’heure, mes messages, les informations trafic, les notifications de ma page du Fil qui compte maintenant plus de sept millions de fileurs.

Mon père me tend les bras et je m’y blottis sans me faire prier. J’ai tellement bossé que le mois dernier, on n’a pu manger ensemble qu’un seul dimanche midi. Mes parents me manquent toutefois, le jeu en vaut la chandelle. Lorsqu’il recule, il fronce les sourcils.

— Ne nous attends pas dehors pour la remise des clefs, demain. Tu nous ouvriras de l’intérieur. Ne reste pas exposée aux frenox, surtout sans Umy. On ne sait jamais.

— Tout ira bien. Ça fait des semaines qu’on n’a plus entendu parler des frenox, même dans l’Indépendant.

Et pourtant, le journal – en particulier un certain Stan Blockposteur pour le moins insaisissable – a largement couvert l’évolution du mouvement de défense des droits Netras.

— Il n’y a pas qu’eux. Si je te retrouve encore suffocante au milieu des lopistes, ça va barder !

D’accord. Malgré la présence d’Umy et Val, nous nous sommes retrouvés deux fois tellement écrasés par les admirateurs que nous en avons faits un genre de crise d’angoisse, Val et moi. Des agents de sécurité se trouvaient heureusement à proximité et ont très rapidement calmé la foule. Malgré ça, depuis mon agression à Temple, mes parents sont toujours inquiets. Tellement qu’Umy continue de tenir son rôle de petit ami imaginaire. J’ai dit plusieurs fois aux garçons que ce n’était plus nécessaire, que nous pouvions démentir formellement les croyances créées par le Fil. J’ai même pris quelques cours de self-défense pour les convaincre, sans succès.

J’espère bien que ça va changer ce soir.

Pour l’instant, je tente de rassurer mon père.

— Ça ira, papa. À huit heures et demie, c’est calme au septième. Les gens sont nombreux au travail et les jeunes sont à l’école. Et la présence d’Umy plane toujours au-dessus de ma tête, même s’il n’est pas là. D’ailleurs, je vais être en retard pour les rejoindre.

— C’est l’anniversaire de qui, déjà ?

Il me frotte le dos en riant, connaissant parfaitement la réponse à sa question. Amusée, je lui adresse une grimace. L’écran flottant de ma montre se matérialise devant moi d’un mouvement de doigts devenu coutumier, et je lance un appel à Umy qui répond dans la seconde :

— Salut beauté, tu es en retard ?

— Même pas ! Je pars tout pile de chez mes parents. C’est comment au Bronx ?

— Ça va. Il y a une partie du groupe habituel mais rien n’a encore circulé sur le Fil. Je n’attire pas autant les gens quand je suis tout seul.

— Ils ont tort, ils ne s’intéressent pas à la bonne personne.

— Ils savent très bien qui affole leur fanomètre.

— Solution de repli à Gambetta si ça tourne au bain de foule géant ?

— Carrément. On ira là-bas de toute façon, non ?

J’acquiesce et embrasse une dernière fois mes parents avant de partir prendre le tram jusqu’à la station Patio, plus près du Bronx que Temple une fois arrivé au quatorze. Nouvelle manipulation manuelle et mes implants auditifs lancent une playlist dynamique pour le trajet. Le wagon est assez plein, aussi je rabats la capuche de ma veste sur ma tête.

Je ne comprends pas pourquoi les gens me tournent toujours autour, ni ma notoriété sur le réseau que je fréquente peu. Après tout, je ne suis qu’une simple Programmatrice un peu plus jeune que les autres.

Umy est aussi devenu super populaire suite à notre arrangement. Il compte à peine deux millions de fileurs de moins que moi sur son compte. Ça profite au musée du 13e où il travaille depuis qu’il a obtenu son diplôme, sans compter son équipe de rugby ! Les Lions Bleus n’ont jamais été aussi bien supportés que cette dernière année.

Quant à Val, son compte perso inactif sur le Fil n’a pas empêché qu’il se retrouve également sur le devant de la scène. La page du Bronx a explosé et la réputation de notre cuisto favori aussi. Il est demandé au moins une fois par semaine dans des restaurants du nord de la tour pour y prendre la tête de prestigieuses cuisines pour des occasions spéciales.

C’est cette popularité qui nous a donné l’habitude de finir nos soirées ensemble à Gambetta plutôt qu’au milieu des lopistes. Mes amis restent y dormir si souvent qu’ils ont tout en double jusque dans la salle de bain du logement de fonction.

Il n’empêche que le secret du passage entre ma chambre et mon bureau est toujours préservé. En vérifiant mes e-mails, je suis prise d’un doute. Ai-je bien tiré la tenture dans ma chambre qui couvre la porte d’accès aux bureaux de l’Agence ? Il faudra que je m’en assure discrètement dès que nous arriverons là-bas, au cas où.

Ce passage m’a sauvée plus d’une fois des manifestations frenox devant l’agence. Au début, le mouvement promouvait la bientrai­tance des Netras. Les membres ont même réclamé le vote de droits en leur faveur à la Haute Cour des Droits Généraux d’Andromède. Leur principal argument était d’établir une meilleure reconnaissance de leur utilité publique et de justice en cas de violences subies de la part des utilisateurs. Quand leur requête a été rejetée, ils ont publié la charte de Harley, une proposition de règles de bonne conduite envers les Netras.

Jusque-là, j’étais d’accord avec le principe ; surtout après avoir récupéré Douze avec des bleus à la suite d’une mission.

Puis le mouvement est devenu plus radical et virulent. Ils sont allés jusqu’à revendiquer que les Netras soient restitués en programme de bases vitales à leur famille une fois opérés. C’est à ce moment que les Frenox ont cherché mon soutien. Harcelée par les médias, j’ai dû prendre position en public. J’ai tenté de faire comprendre qu’un Netra sans personnalité est très fragile. À mon avis, le risque qu’un individu en bases meure dans les quarante-huit heures sans un Programmateur formé à ses côtés doit se situer dans les quatre-vingt-quinze pour cent, si ce n’est plus.

La condamnation Netra rédigée par Francesca Mallaga il y a une centaine d’années a été établie telle qu’elle l’est pour de multiples raisons. Une des mesures de base stipule qu’ils n’interviennent jamais dans la coupole dans laquelle ils ont vécu, justement pour qu’ils ne se retrouvent pas à être loués par leur propre famille. Vous vous imaginez vous retrouver face au corps de la personne que vous connaissiez sans le moindre souvenir de vous ou de sa vie passée, incapable de prendre la moindre décision seule ? Quelle horreur ! Je ne souhaite à personne de vivre une chose pareille.

Un jour, des partisans frenox m’ont accusé en pleine rue d’avoir abandonné la cause. Umy les a envoyés balader en répliquant qu’ils ne savaient rien de moi et d’aller se faire voir. Depuis septembre, les interventions du mouvement se sont calmées, même s’il est toujours actif.

Je chasse les souvenirs remontés par les avertissements de mon père et profite du calme relatif du tram pour consulter mes alertes du bureau. Là aussi, les choses ont bien changé. Pendant trois mois, j’ai géré une double équipe et développé une multitude de nouveaux profils. Malgré les mises en garde d’Umy et Val, j’ai poussé trop loin et négligé ma santé. J’ai fini épuisée, hospitalisée début août.

À mon retour, la directrice Novak m’a proposé une nouvelle ligne de travail. Je suis désormais responsable de vingt-deux équipes dont la gestion quotidienne est confiée à vingt-deux collaborateurs, dont mon ami Matt.

Ensemble, nous avons rédigé notre propre protocole de prise en charge des Netras, largement inspiré par la charte de Harley, je le reconnais. Lectra Novak en a adopté les grandes lignes pour le reste de l’AGRCCP et ceux qui n’ont pas accepté de suivre le mouvement ont été démis de leurs fonctions. Cette initiative a permis de tirer vers le haut les conditions de vie des Netras.

Je garde malgré tout l’accueil des petits nouveaux dans les équipes et leur calibrage en base. J’assiste aussi aux premières mises en place de profils et établis une feuille-guide pour aider mes collègues à trou­ver les meilleures lignes ensuite, en autonomie. J’essaie d’inclure Matt dans ce processus, néanmoins, j’avoue que j’ai du mal à lâcher la bride là-dessus.

C’est une façon de travailler enrichissante qui m’a permis de trouver ma place au milieu de mes collaborateurs. Ils n’hésitent plus à faire appel à moi, dressent des lignes de codes jusque dans les couloirs pour partager nos difficultés et nos idées pour les résoudre. Si je découvre quelques petites choses avec eux, il semble qu’ils en apprennent beaucoup avec moi.

Mon rôle principal reste le développement de personnalités iné­dites et la gestion quotidienne de six Netras. Mon emploi du temps chargé donne du fil à retordre à George et Emma, pour lesquels j’ai mis en place un système de notification individuel pour chaque Netra de chaque équipe.

L’appli m’indique que tout le monde va bien ce soir. La semaine dernière, nous avons perdu trois individus. Ça a été difficile. S’oc­cuper d’eux plus que la norme, c’est s’exposer à plus d’attachement à certains, comme moi avec Six ou Onze.

Non. Six et Onze étaient particuliers. Ils ont été pour moi plus que de simples Netras de mon équipe, même si je ne le reconnaîtrais pas devant les autres. J’ai pleuré pendant des heures quand le programme de base de Onze s’est arrêté un matin. Il a ouvert les yeux, je lui ai caressé la joue pour le réveiller, il m’a souri et a cessé de respirer. C’était affreux. Je ne l’avais pas vu venir malgré son ancienneté. Umy et Val ont passé plusieurs jours à me réconforter.

Enfin, le tram s’arrête à Patio. À cette station, il y a deux ascenseurs payants qui permettent de choisir son étage sans s’arrêter à tous les niveaux. Un gain de temps indéniable ! C’est vers un de ceux-là que je me dirige lorsque je l’aperçois.

Stan Blockposteur me semble plus grand que dans mon souvenir, sa peau plus mate. Il discute vivement avec une femme plus petite que lui aux cheveux teints d’un rouge criard. Je m’arrête pour les regarder, espérant qu’il se retourne pour apercevoir ses beaux yeux bleus au moment où la femme me désigne de la main.

Le journaliste se dresse devant elle pour me cacher à sa vue et me tourner entièrement le dos. Je blottis mon paquet contre ma poitrine et réajuste ma capuche pour appeler un ascenseur. Je n’ai pas envie de me faire aborder par cette créature énervée aux cheveux de feu.

Dans la cabine, j’hésite à valider ma montée au quatorzième. Peut-être que je peux lui proposer de partager l’ascension ? Et puis je me dégonfle comme je me suis dégonflée à chaque fois que j’ai effleuré l’idée de prendre contact avec lui ces derniers mois et paye pour un voyage sans arrêt.

Après tout, malgré ses compliments dans son article, il n’a jamais essayé de prendre contact avec moi. J’ai eu l’espoir bizarre de croiser le journaliste quand Umy m’a dit qu’il couvrait parfois ses matchs pour l’Indépendant. Ça n’est jamais arrivé.

C’est étrange. Avant, je m’en moquais royalement de finir au tirage du SACH tant que je pouvais programmer… Val m’a fait réfléchir une nuit d’insomnie partagée. Lorsque je vois l’amour qu’ils parta­gent avec Umy, je me dis que j’ai peut-être raté un truc. Mais avec la notoriété, les lopistes, le boulot, c’est compliqué. Sans compter que je ne sais absolument pas comment faire.

Onzième étage. Je me demande bien ce que Stan Blockposteur faisait avec cette femme qui m’a semblé avoir l’âge d’être sa mère. Peut-être était-ce elle ? Non, il n’y avait aucune ressemblance entre ces deux-là. Autant Stan semble avenant au premier coup d’œil, autant cette inconnue aux cheveux rouges m’a semblé complètement inabordable.

Et puis il m’a caché d’elle. Non, il n’a pas pu, il ne m’a même pas vu. Elle ne m’a peut-être pas non plus désignée de la main. C’était sans doute un simple geste d’expression dans leur conversation. Les portes s’ouvrent sur la rue animée du Bronze où la foule engloutit mes idées brumeuses. Avec l’approche des fêtes de la nouvelle année, les gens sont plus distraits que d’habitude et je remonte vers le Bronx sans me faire interpeller.

Au bar, je repère le groupe de lopistes qui nous suit régulièrement avec Umy. À force de les croiser, je connais même le prénom de certains. Je leur adresse un signe de la main en arrivant et ils me répondent avec de grands sourires.

Installé à côté d’Umy au bar, Valentin ne travaille pas ce soir. Je me glisse jusqu’à eux, embrasse la joue de Val qui reste m’observer avec des yeux ronds. Nous faisons généralement attention à ce que je salue Umy en premier avec un câlin pour entretenir les rumeurs. Je me tourne vers mon meilleur ami qui me glisse à l’oreille :

— Qu’est-ce qui te prend ?

— Joyeux anniversaire !

Umy rit, secoue la tête et m’enlace franchement. Une fois mon cadeau dans les mains, il le malaxe pour tenter de deviner ce qu’il contient. Pendant ce temps, je m’installe de l’autre côté de Val qui m’adresse un regard interrogateur. Si on se retrouve côte à côte, c’est que je suis entre lui et Umy, pas à l’opposé de mon soi-disant petit copain.

Je suis obligée de pousser mon meilleur ami à ouvrir son paquet, n’en pouvant plus de le voir le tripoter :

— Il est protégé, tu ne sauras pas ce que c’est ! Attention, c’est fragile !

— Qu’est-ce que tu as bien pu trouver à m’offrir d’aussi gros ? C’est trop léger et plat pour de la déco, trop grand pour un bijou. J’aurais parié sur ça, pourtant.

Mes joues rosissent quand mes doigts s’emmêlent à la chaîne qu’il m’a offerte quelques jours après que j’aie évoqué le pendentif de Matt, toujours dans son écrin. Un bijou ? Non, je laisse ce plaisir à Val. Enfin, Umy se décide et défait l’emballage. Il soulève avec précaution le carton qui protège le présent des regards et lève ses yeux brillants vers moi.

— Wax, tu es complètement cinglée. Il ne fallait pas. C’est beaucoup trop !

— Qu’est-ce que c’est ? demande Val.

— Elle est folle. Tu es folle. Un vrai trésor rien que pour moi. Merci !

C’est toi le trésor, andouille. Je souris de toutes mes dents lorsqu’il il passe le paquet à Val, son visage crispé sous l’effort de ne pas pleurer. Mince alors, j’espérais que ça le touche, mais je ne pensais pas à ce point-là.

Le petit groupe que j’ai repéré dehors entre et s’installe à proximité. Val ne bouge plus. Il reste admirer le cadeau pendant un temps interminable. Soudain, il se retourne et me prend dans ses bras, me serre si fort qu’il me coupe le souffle.

— Il a raison, tu es complètement dingue. Ce n’est pas un cadeau normal, princesse. On ne pourra jamais te rendre la pareille. Tu n’aurais pas dû.

— Tu me remercieras en bons petits plats quand tu ouvriras ton restaurant, mon prince.

— Jamais je ne pourrais atteindre ce niveau, même si tu venais manger tous les jours jusqu’au dernier du monde. Ce n’est pas qu’une question d’argent… Wax, c’est superbe. Le cadre, la photo…

— Ce que vous avez fait pour moi cette année est bien plus précieux. Et ce qui est encore plus important, c’est vous deux, votre couple. Je ne veux plus me retrouver entre vous sur les photos du Fil pour entretenir une quelconque rumeur. Je suis assez grande pour me débrouiller toute seule, les gars. Il est plus que temps que vous viviez votre amour au grand jour.

Umy serre les dents et ses yeux brillent toujours dangereusement. Il se lève et m’étreint à nouveau, moment chargé en émotions. Je sens les larmes qui me montent aux yeux, à moi aussi. Faire imprimer une photo de cette taille et la faire encadrer coûte presque aussi cher qu’une petite voiture, seulement, je n’ai pas besoin de voiture. D’eux, si.

— Tu es complètement, entièrement et définitivement ma meil­leure amie, au cas où tu aurais encore eu un doute à ce sujet, dit-il sans me lâcher. Merci Wax, des milliers de mercis.

Les bras de Val se referment sur nous deux et je me retrouve coupée du bar et du reste du monde pendant quelques merveilleux instants, entre les bras de mes amis. C’est doux, plein de bonheur et chargé de l’amitié que nous partageons depuis bientôt un an. Enfin, je suis soulagée qu’ils acceptent de me laisser voler de mes propres ailes, surtout avec la demande en mariage que compte faire Val ce soir.

Les garçons me lâchent. Un petit attroupement s’est formé autour de nous. Les lopistes sentent que quelque chose d’inhabituel se trame. Je les désigne d’un geste du menton.

— Au moins, vous avez le choix du moment. Avec eux, l’info sera reliée en moins de deux secondes sur le Fil.

Mes amis sont restés bras dessus, bras dessous après notre câlin. Umy rit :

— Attends un peu, d’accord ? Laisse-nous nous remettre de nos émotions.

— Ne me faites pas faux bond ! Sinon je vends la mèche sur le cadeau de Val.

Celui-ci m’adresse un regard qu’il veut noir, mais impossible de le prendre au sérieux avec le sourire qui lui barre le visage.

— Tu n’oserais pas lui dire, princesse !

— Tu veux parier ?

— Non ! Tu viens de nous prouver que tu es complètement siphonnée avec ton cadeau. Je ne prendrai pas le risque que tu vendes la mèche sur le mien !

— Je ne dirai rien à Umy, ma folie a des limites. En revanche, ma langue peut aller tout déballer au groupe derrière, alors ne tardez pas trop !

Val tente de reculer. Umy ne bouge pas et le ramène vers lui en lui accrochant la taille.

— Elle a dit qu’il ne fallait pas tarder. Et c’est mon anniversaire, mon cadeau, alors oublions le Fil, pensons à nous. Je t’aime, Valentin.

Sur ce, il l’embrasse. Un baiser tout simple, une seconde de bonheur. J’applaudis, toute seule sur mon tabouret, débordante de joie de les voir enfin libres de vivre leur amour comme ils le souhaitent, enlacés et souriants tous les deux.

Dans le groupe de lopistes, les flashs crépitent pour capturer l’instant. Certains sont consternés, d’autres virent écarlates tellement ils rient. J’entends des « Ils nous ont bien eus » et le mot « scoop » à plusieurs reprises avant d’aller les voir.

Après tout, à chaque fois qu’on a voulu rester discret, ça s’est retourné contre nous. Autant leur donner ce dont ils sont si friands : des informations. Au moins, cette fois, il y a une chance que ce qui circule à notre sujet soit vrai. Les visages se tournent vers moi dès que je m’approche. Je leur souris et hausse les épaules.

— Voilà, vous savez tout. Umy et moi n’avons jamais été un couple. C’est avec Valentin qu’il est, depuis plus d’un an. Umy et lui sont mes amis, il n’y a absolument rien d’autre entre nous.

Tanaël, un grand blond à la peau mate avec qui j’ai discuté deux ou trois fois, est le premier à se reprendre.

— Dans ce cas… Tu es libre ? Je veux dire…

La partie qui me fait le plus peur. Ça n’aura pas tardé !

— Je suis célibataire, oui. Pour autant, je suis bien trop occupée avec mon travail pour avoir une histoire.

Deux lopistes à côté de lui échangent un regard. C’est la fille qui se lance :

— Tu es gay aussi ?

La surprise fait décoller mes sourcils. Homo ? Moi ? Je ne me suis jamais posé la question. Je repense à la façon dont s’est contracté mon bas-ventre sous le regard de Stan il y a quelques mois. Toutes mes tentatives de le contacter, restées à l’état de fantasme. L’espoir stupide d’une rencontre fortuite à un match, d’apercevoir ses yeux tout à l’heure…

— Non, même si ce n’est pas la question ce soir. Ce soir, c’est l’anniversaire d’Umy. Soyez sympas comme vous l’avez été jusqu’ici, s’il vous plaît.

Le groupe s’interroge du regard. Ma montre n’a pas encore commencé à sonner en mode spot, j’ai donc bon espoir que rien n’a encore été publié sur le Fil. Tanaël se lève et matérialise son écran dans sa main. Il me montre une de ses photos où on voit clairement Umy et Val qui s’écartent l’un de l’autre après leur baiser, souriants.

Derrière eux, les mains levées dans mon geste pour les frapper l’une contre l’autre, je semble rayonnante et m’attarde sur mon allure malgré moi. Mes chaussures et mon jean griffé Zéhéra, mon débar­deur à la mode, ma veste à capuche toute neuve. J’ai remonté mes cheveux en un chignon rapide qui laisse s’échapper des mèches ondulées.

Le décalage entre cette photo et celles du mois de février dernier me frappe. J’ai l’air à l’aise et heureuse au milieu du bar. Je me trouve même assez jolie sur le cliché. Le travail, les sorties, mon entourage… Je me rends compte que ce qui a vraiment évolué au fond, c’est moi.

Tanaël me propose d’ajouter une légende en me demandant mon avis. Je me retourne vers Umy et Val et leur fais signe de me rejoindre pour discuter avec Tanaël du contenu de la publication. Le compromis est vite trouvé entre eux puisque mes amis me rejoignent rapidement au comptoir où Umy me confirme :

— C’est génial ! Il nous a laissé choisir la photo et la légende. Tanaël était super content de diffuser avec notre aval. On aurait peut-être dû se servir de l’influence des lopistes avant !

— Je trouve ça parfait, conclut Val.

La seconde suivante, nos avant-bras à tous les trois se mettent à émettre des alertes du réseau.

***

L’information se diffuse plus vite que toutes celles ayant circulé à notre sujet ces derniers mois. En une demi-heure, le bar est bondé et j’éconduis trois types qui viennent m’aborder avec d’affreux « Alors, célibataire ? ».

Umy a vite pitié de moi et nous nous trouvons une place dans l’alcôve où nous aimons nous réfugier d’ordinaire – après avoir soigneusement rangé le cadre et la photo sous la caisse du bar. Il y a tellement de monde que Val est parti servir avec Pablo au plus grand plaisir des lopistes. Il s’est fait accueillir par des cris de joie et un quart d’heure plus tard, je vois bien qu’Umy ne tient plus en place.

— Vas-y. Ils vont être fous de vous voir servir ensemble. Profite de ton chéri, c’est ton anniversaire.

— Tu vas te faire harceler. Rien que tout à l’heure, j’ai bien vu…

— J’ai géré ! Arrête de t’en faire pour moi. Zou !

Umy m’embrasse sur la joue et glisse sur la banquette. Il revient à peine une seconde après avoir disparu de mon champ de vision.

— J’ai trouvé quelqu’un qui saura faire fuir les fous qui voudraient t’importuner !

— Qui ça ? Tanaël ?

Je redresse inconsciemment les épaules en reconnaissant l’ami qui suit Umy. Ce n’est pas Tanaël. C’est Stan. Ses beaux yeux bleus, ses cheveux bruns en bataille. Il a changé de veste depuis que je l’ai vu à l’ascenseur. Celle-ci est noire avec des manches qui s’arrêtent au-dessus du coude et griffée. Je reconnais le cercle où se trouve un aigle à l’intérieur, sans me souvenir du nom de la marque. J’ai passé presque un an sans le croiser alors que je le cherchais et ce soir, je le vois deux fois sans rien avoir demandé. Je ne m’en plains pas mais… Qu’est-ce qu’il fait là ? Il est venu suite à l’annonce d’Umy et Val ?

— Salut ! sourit-il. Vous déplacez toujours autant les foules.

Umy se penche vers lui et lui dit quelque chose à l’oreille. Je jette un coup d’œil sur le bras du journaliste où aucune marque de montre n’apparaît. De l’autre côté, c’est la même chose. Pas un tatouage Transit. Pas de bague de prise de vue, rien. Mince, comment j’ai fait pour ne pas le remarquer le jour de l’interview ?

Il pose une main sur l’épaule d’Umy en lui adressant une accolade de l’autre. Mon ami est rayonnant avant de rejoindre Val derrière le comptoir. Stan vient s’asseoir à côté de moi sur la banquette.

— C’est une bonne nouvelle, je suis content pour eux. Ce n’est pas facile de trouver quelqu’un avec qui on a envie de partager sa vie avant de devoir se présenter au tirage.

Je hoche la tête. J’ai perdu ma voix et toute l’assurance que j’éprouvais encore quelques minutes avant. Il faut que je dise quelque chose, quand même ! Ce n’est pas le moment de replonger dans le mutisme social !

— C’est le plus beau couple que je connaisse, avec mes parents.

Bon, au moins, j’ai dit un truc que je pense et pas trop à côté du sujet. Je crois. Stan sourit. De ce vrai sourire qu’il m’avait laissé apercevoir le jour de l’interview. Comme la première fois, l’effet descend en piqué dans mon ventre. S’il me trouble de cette façon à chaque fois que je le regarde, je ne vais pas pouvoir dire grand-chose de la soirée. Il approuve :

— J’en connais peu d’autres qui te donnent l’impression que des étincelles vont jaillir dès qu’ils échangent un regard tellement c’est évident qu’ils s’aiment.

Pour le coup, il pique ma curiosité. Il vient seulement d’apprendre qu’ils sont ensemble, non ? Comment il peut savoir ça ? Une seule explication…

— Tu étais déjà au courant !

Pour la première fois, je l’entends rire. Un frisson me parcourt de la tête au pied en l’entendant s’esclaffer joyeusement. Son mouve­ment le rapproche de moi sur la banquette, sur le dessus de laquelle il passe un bras.

— Bien sûr. Mais j’étais vraiment surpris que vous ayez officialisé la chose ce soir.

— Depuis quand tu sais ?

— Un bon moment. C’est mon boulot, de connaître les secrets.

— Pourtant, tu n’as pas de montre pour suivre le réseau.

— Non. J’arrive à me tenir informé par d’autres moyens. C’est ce qui me fait me déplacer chez Jam, par exemple.

Il s’attend à ce que je percute, je le vois bien. Jam… Le photo­graphe chez qui j’ai fait imprimer leur photo ! Il a dû passer là-bas alors que ma commande était en préparation.

— Je voulais quelque chose qu’ils pourraient garder longtemps.

— C’est vraiment un très beau cadeau que tu leur as fait et un magnifique portrait que tu as réalisé. J’espère que quelqu’un pourra t’immortaliser aussi épanouie, un jour.

Il a donc bien déjà vu la photo. Val y est blotti dans les bras d’Umy qui lui caressait doucement le front dans le canapé de Gambetta après une partie de chasse aux zombies dans une forêt à projection sous casque.

Le photographe m’a félicité pour ce « pris sur le vif ». Je ne sais pas trop ce qu’il entendait par là. Dans tous les cas, dans son cadre en bois vernis travaillé à la main, je trouve que la photo est maintenant parfaite et représente ce que je vois vraiment à chaque fois que je les regarde tous les deux. Au moins, le professionnel n’a fait aucun commentaire sur le fait que j’imprimais une photographie de mon prétendu prétendant visiblement complètement éperdu pour notre ombre, comme l’a surnommé le Fil.

— C’était un coup de chance. J’ai passé des soirées entières à essayer de prendre une photo correcte. J’ai fini par réussir à saisir le bon moment. Jam a fait quelques modifications de cadrage et a passé le cliché en noir et blanc pour mettre le tout en valeur. Il m’a aidé à trouver le cadre, aussi.

— Il est doué. C’était une très bonne idée cadeau.

Ma bouche s’assèche alors qu’il me dévore des yeux. Non, il me regarde simplement. C’est une impression à cause du bleu profond de ses iris, rien de plus. Il doit faire cet effet-là à toutes les filles. Je sens le fantôme de sa main derrière ma nuque ou presque sur le dos de la banquette. Nouveau sourire, nouveau frisson. Courage Wax !

— Je n’ai jamais eu l’occasion de te remercier pour l’article de début d’année. Umy m’a expliqué qu’il était flatteur, venant de ta part.

Et j’ai pu le constater depuis par moi-même en suivant tes reportages. Stan plisse les yeux avec l’air d’essayer de comprendre où je veux en venir. Face à son manque de réaction, je poursuis :

— Au début, j’étais plutôt furax. Puis Umy m’a dit que tu me complimentais sur mon travail… C’était vrai ?

Mon voisin de banquette se tourne vers le bar avant de revenir à moi en souriant.

— Oui, je suppose qu’Umy a très bien su interpréter mon article. Il a également dû te dire qu’il n’y a pas que ton travail que j’ai complimenté sincèrement, ce jour-là.

Mon cœur fait un bond. Je sens mes joues s’enflammer et détourne le regard.

— Oui… Ça, j’avais compris toute seule.

— On s’est croisé depuis. Je n’ai jamais réussi à venir te parler.

— Aux matchs de rugby d’Umy, oui. On s’est raté de peu une ou deux fois, d’après ce que je sais.

Quatre fois en tout. À m’en demander s’il ne faisait pas exprès de passer voir l’équipe pile au moment où nous n’étions pas avec Umy lorsqu’il a couvert ses matchs.

— Quatre fois, en fait. Il faut croire que ce n’était pas le bon moment.

Il a compté, lui aussi. C’est moi, ou mon rythme cardiaque accélère plus que lors d’une montée de passerelle ? Il se rapproche. Ses doigts frôlent ma nuque dans le mouvement avant de reprendre leur place sur le dessus de la banquette. L’a-t-il fait exprès ? Il m’observe et sourit. Elles sont dans ses yeux, les étoiles. Ben voyons. Qu’est-ce qui me prend de penser un truc pareil ?

— Comment vont tes parents ?

Sa question me prend au dépourvu et me détend d’un coup.

— Bien, très bien ! Ils déménagent demain matin. Ils seront beaucoup mieux au septième.

— Tu ne vas pas vivre avec eux ?

— Je suis une grande fille émancipée, Stan. J’ai un autre endroit où loger.

Il reste m’observer et un instant, plonge ses yeux dans les miens. Cette fois, c’est moi qui me rapproche de lui jusqu’à coller ma cuisse à la sienne, occultant tout ce qui nous entoure. Je n’ai aucune idée de ce que je fais. Je suis mon corps qui sait exactement ce qu’il veut : son contact. Il ne s’éloigne pas. Au contraire, il se tourne vers moi et murmure :

— La maison de Gambetta.

— Oui. Comment… ?

Encore un sourire auquel je réponds sans hésiter. Journaliste et dénicheur de secrets. Quelque chose m’échappe pourtant. Il n’a pas hésité à me décrire il y a quelques mois dans l’Indépendant et pour avoir suivi ses articles ces derniers mois, je sais qu’il est habitué des interviews exclusives, des reportages et d’autres enquêtes plus décalées. Pourquoi il n’a pas dénoncé notre petit manège ?

— Tu aurais de quoi rédiger un bel article avec tout ce que tu sais.

— Pas besoin de ces infos-là pour écrire des pages entières sur toi. Et puis, je n’ai pas franchement envie qu’il soit de notoriété publique que tu vis là-bas.

Je ne suis pas sûre de savoir l’interpréter. C’est de la drague ou pas ? Umy saurait sans faute. Mes mots m’échappent :

— Tu devrais passer un de ces jours. Avec Umy et Val. Pourquoi ne pas faire une soirée ensemble ? Ça pourrait être sympa.

— Ça aurait été avec plaisir, mais je ne peux pas.

Il ferme les yeux. Je recule. Quelle idiote. Un homme comme lui a autre chose à faire que de traîner avec une bande de petits jeunes qui remuent un peu le réseau.

Je regarde mes doigts qui cherchent quelque chose à faire en vain. Il me prend la main. Je n’ose même pas le regarder. Avec Umy et Val, on se touche tout le temps avec l’habitude. Le genre de câlins tous les trois comme plus tôt ne sont pas rares, on se retrouve régulièrement blottis ensemble dans le canapé de Gambetta. Et là, Stan ne fait que toucher ma main et je ne sais plus où me mettre.

Ses doigts se resserrent encore et glissent entre les miens. C’est comme s’ils y avaient eu leur place depuis toujours, qu’ils ne l’avaient simplement pas encore trouvée. Il faut que j’arrête de penser des trucs aussi débiles !

— J’aurais vraiment voulu pouvoir, Wax.

— Tu pourrais venir accompagné, si tu as quelqu’un.

— Non. Ce n’est pas ça le souci.

Je referme mes doigts sur les siens. Pourquoi ça me soulage autant qu’il soit célibataire ? Ça n’a aucun sens. Je le connais à peine.

— Alors viens à la maison. Pour la fin de soirée.

J’insiste en plus. Qu’est-ce qui m’arrive ? Il lâche ma main pour joindre ses poings devant sa bouche. Sa jambe s’éloigne et se met à trembler sous la table alors qu’il appuie sa tempe sur ses paumes pour me regarder en se cachant un peu. Son attitude change si brutalement que moi aussi, je passe en mode défensif.

— Wax, tu diriges plusieurs équipes maintenant, c’est ça ?

— En résumé. Pourquoi ?

Il revient vers moi et sa cuisse se colle à nouveau contre la mienne, brûlante.

— Les frenox. Il faut faire attention à eux. Ils sont vraiment dan­gereux. Certains membres du collectif continuent de radicaliser leurs propos. Le groupe n’a plus rien à voir avec celui d’origine. L’Officiel et même l’Indépendant essaient d’étouffer ce qui se passe. C’est en train de déraper sérieusement.

Je me souviens qu’il a soutenu le mouvement dans un article cet été. Qu’est-ce qui a bien pu le faire changer d’avis aussi vite ? Pour­quoi il me dit tout ça ? Je le revois se disputer avec la fille aux cheveux rouges devant les ascenseurs et comprends.

— Tu n’es pas là par hasard. Tu es venu ici parce que j’y étais.

— Tu comprends ce que ça veut dire, Wax ?

— Mes parents déménagent demain. Les frenox n’en ont pas après moi, si ?

Il baisse les yeux un instant avant de les planter dans les miens sans répondre à ma question. Mon cœur tambourine plus fort. J’ai assuré à mon père que je ne craignais rien dans les rues de la coupole. Qu’en est-il d’eux ? Me suis-je trompée à ce point ?

— Ils te veulent de leur côté. Ils ont déjà essayé de te rallier à leur cause. Ce serait contre-productif pour eux de s’en prendre à ta famille. Je ne pense pas qu’ils craignent quoi que ce soit. Dans tous les cas, ils aiment menacer avant de passer à l’acte. Reste prudente et s’ils viennent te voir, parles-en tout de suite à Val et Umy. Il faut qu’on reste sur nos gardes. Ils préparent un truc. Je ne sais pas quoi. Un gros truc.

Je secoue la tête, incapable de comprendre le mouvement et leurs objectifs.

— Tu penses qu’ils vont faire de nouvelles manifestations, ce genre de chose ?

— Non. Plus gros, plus fort.

— C’est insensé ! Nous avons amélioré les choses à l’AGRCCP ! Je peux te le dire, j’y suis tous les jours. Si c’est la condition humaine qu’ils veulent défendre…

— Tu sais de combien a augmenté la demande de service Netras cette année grâce à toi ?

Grâce à moi ? Non. Je sais seulement qu’on est tout le temps booké complet.

— 215%. Ça représente plus de trois mille personnes passées par un centre de transition Netra. Et tu sais combien ont été tirées au sort parmi les condamnés à perpétuité ?

— Non.

— Deux cent treize.

J’ai peur tout à coup. J’ai peur des chiffres qu’il vient de me donner. Je recule pour me coller contre le mur.

Je recule pour me coller contre le mur :

— Tu mens. Ce n’est pas possible. Les Netras sont des condamnés, des criminels. Ils viennent d’autres coupoles, c’est tout.

— Mes chiffres sont corrects. La question, c’est : d’où viennent ces trois mille personnes qui ne sont pas des condamnés à perpétuité ?

— Tu dois faire erreur. Il n’y a pas de Netras partout. Certaines coupoles ne les acceptent pas.

— Et ceux qui ne les acceptent pas n’acceptent pas non plus que leurs condamnés à perpétuité subissent l’Opération. Ça nous descend d’une dizaine de coupoles d’où pourraient venir les gens, soit à cent quatre-vingt-douze détenus. Il faudrait que le reste des coupoles condamnent à perpétuité plus d’une quarantaine de criminels chaque année seulement pour les effectifs d’Andromède. Si encore les coupoles concernées étaient instables, ce serait plausible, mais non. Elles sont prospères et affichent à peu de chose près le même nombre de condamnés qu’ici et surtout, toutes connaissent une hausse de demande en Netras. C’est mathématiquement impossible. Pas sans recruter du monde ailleurs.

— Recruter ailleurs ? Où ça ?

— Ils trouvent des gens là où il y a du monde. Beaucoup de monde.

— Dans d’autres coupoles-dortoirs, comme Andromède ?

— Pas seulement.

Les chiffres, ça me parle. J’ai beau les retourner dans tous les sens, si ses informations sont bonnes, il a raison. Quelque chose ne colle pas, c’est flagrant. Je refuse néanmoins de capituler. Les Netras dont je m’occupe sont des condamnés à perpétuité, je ne peux pas accepter les choses autrement.

— Tu te trompes sans doute. J’ai accès à chaque dossier. Si je voulais, je pourrais les vérifier un par un. Je ne sais pas d’où te viennent ces chiffres. Ils ne doivent pas être bons. Mon équipe n’a employé que trois nouveaux Programmateurs, tous les autres faisaient déjà partie de l’AGRCCP. Ça représente soixante-douze Netras supplémentaires dans l’entreprise. À ceux-là, il faut en retrancher dix-huit, parce que je n’en gère plus moi-même que six. On arrive à cinquante-quatre Netras supplémentaires dans mon aile et il a déjà fallu modifier la structure pour les accueillir. Où veux-tu cacher trois mille Netras ? La coupole n’est pas extensible à l’infini, on a déjà du mal à loger tout le monde ! C’est pareil pour les Programmateurs. C’est impossible de gérer trop de Netras à la fois, j’en sais quelque chose. Même en admettant qu’on accable de travail les types et qu’on leur en mette une quarantaine entre les mains au lieu de vingt-quatre, il y aura besoin de plus ou moins soixante-quinze Programmateurs prêts à faire du sale boulot ? Soit plus qu’à l’AGRCCP ? D’où viendraient-ils ? Tu imagines tous les soucis qu’il y aurait avec les Netras ? C’est une coupole Stan. Tout se sait en quelques secondes…

— Tout est filtré en moins de temps que ça. J’ai trop hésité. Il faut que tu sortes de l’ombre.

— Attends, Stan ! On peut en parler !

Il se lève sans un mot de plus pour rejoindre le bar. Je suis sidérée de l’entendre évoquer à nouveau de cette histoire de ténèbres. J’ai vu plusieurs fois la directrice Novak ces derniers mois et elle n’a rien d’obscur.

La banquette me semble soudain trop grande pour moi. Je n’ai pas le temps de me morfondre plus longtemps ; un inconnu se glisse dessus en se collant directement contre ma jambe :

— J’ai cru qu’il ne partirait jamais, lui. Salut, je suis Paulo Javaninovich. Je te suis depuis un petit moment, tu sais…

Je décroche de ce qu’il me raconte. Il est grand, incroyablement large d’épaules et son nez proéminent s’approche de moi à chaque fin de phrase. Je finis par me réveiller :

— Désolée, cette place est prise.

— Wax, ça fait des plombes que ce type t’accapare. Écoute-moi au moins deux minutes…

— Je ne suis pas intéressée.

— Allez, tu l’as laissé se coller à toi. Laisses-en un peu aux autres…

— J’ai dit non !

Le type pose une main sur ma cuisse et je tente de le repousser. Il ne bouge pas d’un millimètre. Qu’est-ce qu’on a dit en self-défense déjà ? Impossible de me souvenir, je suis tétanisée. Il attrape mes deux poignets d’une seule main et se penche inexorablement vers ma bouche quand ses doigts me griffent le dessus de la main. Il disparaît tout à coup.

— Elle a dit non, connard !

Devant tout le monde qui nous observe, Stan le laisse tomber par terre, le visage vers le sol. Umy et Val sortent de derrière le comptoir quand le type se relève. Il fait au moins vingt centimètres de plus que Stan et semble furax. Qu’est-ce qu’il lui a pris d’intervenir seul ?

— Tu as eu ton tour, gronde le pervers. Si tu veux retenter ta chance, repasse plus tard.

— Tu n’as pas dû bien comprendre. Wax Lopi t’a dit non et tous les yeux de ce bar sont braqués sur toi. Insiste encore, Java, et je te fais arrêter pour harcèlement avec des dizaines de témoins.

Nous attendons tous de savoir si mon assaillant va tenter de se battre ou laisser tomber. Il finit par renifler et lance :

— Je te retrouverai, Blockposteur. Et elle aussi.

Je ne vois pas le coup de poing partir, seulement le sang gicler du nez de cet enfoiré qui s’écroule sur la table, complètement sonné. Stan se masse la main droite. C’est Umy qui reprend ses esprits le premier et lance tout haut :

— Il y a d’autres volontaires pour harceler Wax ?

Un lourd silence règne dans le bar bondé. Je suis engourdie au fond de ma banquette. Dans un sursaut, Umy pose la main sur mon bras en m’appelant doucement. Je m’accroche à son cou, le laisse m’extirper de mon trou.

Il s’arrête rapidement à hauteur de Tanaël qui hoche vigoureusement la tête. Je ne comprends pas ce qu’ils se disent. Tout ce que je sais, c’est que Val nous suit jusqu’à la sortie avec Stan, un torchon chargé de glaçons enveloppant son poing meurtri. Arrivant à la voiture vert pomme, le journaliste s’arrête sur le trottoir. Val le pousse dans le dos pour lui faire prendre la place du milieu dans le véhicule et s’installe à côté de lui en me tendant les bras :

— Viens, princesse. Viens avec moi.

Je me faufile tant bien que mal sur ses genoux. Tout ce que je veux, c’est partir d’ici.